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parler. Au reste, mon cher comte, je nui pas changé d’idée sur cette épouvantable révolution ; rien ne tiendra. Mais pour nous, pour tout ce qui a cinquante ans, tout est fini suivant les apparences. Je souhaite de tout mon cœur que vous viviez assez pour assister à quelque chose d’intéressant. Mon grand chagrin, celui qui passe tous les autres et qui embarrasse le plus mes spéculations, c’est l’extinction de la grande famille[1]. Ce qui se passe en Sicile ne signifie rien, voilà pour moi le plus grand des maux actuels. Je souhaite mal voir.

« Rien de nouveau dans ma situation. Beaucoup d’agrémens dans un certain genre. Amertumes inépuisables d’un autre côté. Heureusement, la vie s’en va. Ce qu’elle présente de meilleur, c’est l’amitié des hommes qui vous ressemblent. La mienne vous appartient pour toujours. Conservez-moi la vôtre. Probablement nous ne nous reverrons plus : n’importe, il ne faut jamais être étranger l’un à l’autre. Adieu mille fois, cher comte, je vous embrasse tendrement et tristement. »


De telles lettres sont bien faites pour toucher Blacas et intéresser le Roi et d’Avaray, à qui Joseph de Maistre doit supposer qu’il les communique. Le malheur est que, trop souvent, elles s’égarent ou s’attardent en chemin et que Blacas ne sait pas si les siennes ont un meilleur sort. On va voir les deux amis se reprocher leur silence, s’expliquer, et, après avoir reconnu qu’aucun d’eux n’est coupable envers l’autre, reprendre de plus belle leur correspondance qui fournira à de Maistre l’occasion de déployer l’activité prophétique de son esprit, la force de ses convictions, l’indépendance de ses jugemens dictés par un souci de vérité qui n’épargne pas plus les rois que les peuples, et où apparaissent, par éclairs, les inspirations de son génie.


ERNEST DAUDET.

  1. La maison de Bourbon dépossédée en ce moment en France, en Espagne et à Naples.