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et qui n’avait d’autre répondant que son oncle, homme honoré, mais sans influence. Ce plan d’offensive établi, Emilie se chargea de le développer à Mme du Saillant pour intimider son beau-père :


A Marignane, le 15 novembre 1182.

Vous m’avez toujours trop témoigné d’amitié, ma bonne sœur, pour que je n’espère pas que vous preniez quelque part aux événemens qui me touchent de près. Me voici à la veille d’en éprouver un que j’avais toujours éloigné par délicatesse et par respect pour l’avis de mon beau-père. Vous jugez bien, ma bonne sœur, que je veux parler du procès en séparation avec M. de Mirabeau : à peine est-il arrivé dans ce pays-ci qu’il a écrit à mon père et à moi pour me redemander, du ton le plus haut et le plus impératif. Il dit en propres termes à mon père qu’il ignore apparemment qu’il vient de dicter la loi dans son affaire de Pontarlier, de glorieuse mémoire. Ce succès lui a sans doute persuadé qu’il n’avait qu’à se montrer pour tout soumettre. Vous pensez bien que cette manière de procéder n’a convaincu de son changement ni mon père ni moi. Je ne veux être la délatrice de personne, mais vous m’avez promis, ma bonne sœur, que mes lettres ne seraient que pour vous ; ainsi je puis vous dire que j’ai de fortes raisons de croire que M. de Mirabeau ignore au moins encore les devoirs de la reconnaissance.

Nous sommes très résolus, mon père et moi, de soutenir le procès en séparation, si M. de Mirabeau nous attaque ; papa n’épargnera ni sa fortune ni aucun moyen pour me soustraire à un homme si peu maître de lui. Je suis bien persuadée que mon beau-père ne le soutiendra pas dans les démarches qu’il prétend faire contre moi. Mon père et moi avons sa parole d’honneur même de m’en garantir ; j’espère qu’il ne mettra pas mon père dans le cas de la faire valoir ; et à la manière dont M. de Mirabeau s’y prend je suis bien sûre qu’il n’a pas l’aveu de mon beau-père. Vous me connaissez assez, ma chère sœur, pour sentir combien il serait affligeant pour moi de faire retentir les tribunaux des égaremens de M. de Mirabeau. C’est cependant le seul moyen que j’aie de défendre ma liberté, et peut-être ma vie. C’est bien dans cette occasion que M. de Mirabeau aurait besoin que monsieur du Saillant se fût mêlé de ses affaires comme à Pontarlier : il ne leur aurait certainement pas fait prendre une tournure aussi fâcheuse que désagréable. Ce que je ne conçois pas, c’est que M. le bailli se soit laissé séduire au point d’approuver des lettres aussi fougueuses et aussi déplacées que celles qu’a écrites son neveu. Il faut que ce dernier ait cru que j’avais brûlé toutes celles qu’il m’avait écrites avant, chose que je n’ai heureusement pas faite ; en les lisant, on ne croirait pas qu’elles soient de la même personne. Enfin, ma bonne sœur, j’ai des preuves de toute espèce contre lui ; mais les bontés de mon beau-père et notre amitié me feront trouver bien pénible de m’en servir contre quelqu’un qui nous touche d’aussi près. J’espère encore que mon beau-père se servira de son autorité pour empêcher qu’il n’y ait un procès aussi scandaleux au milieu de sa famille. Je vous prie, ma chère sœur, de communiquer ma lettre à M. du