la trouvons, au tableau suivant, installée à Venise avec Wronsky. Elle ne s’y amuse guère et son amant s’y ennuie tout de bon. — Donc ils reviennent à Saint-Pétersbourg. Anna est torturée d’un désir, celui de revoir son enfant. Elle le reverra, et tout un tableau sera consacré à une sorte de pantomime sentimentale. L’acte suivant nous transporte à la campagne. Nous constatons que peu à peu Wronsky est devenu indifférent, qu’il se détache de sa maîtresse, que pour celle-ci la vie se fait chaque jour plus insupportable. Nous apprenons aussi que la terrasse de la maison donne sur la voie du chemin de fer. Et nous avons assez la pratique du théâtre, pour ne pas ignorer qu’un auteur dramatique, lorsqu’il loge ses personnages tout près d’une voie de chemin de fer, a sans doute pour cela de bonnes raisons. — C’est pourquoi, lorsque, au dernier tableau, Anna se jette sous les roues du train en marche, nous frissonnons sans doute, mais nous ne sommes pas étonnés outre mesure, et il nous reste assez de liberté d’esprit pour remarquer que ce truc est supérieurement réglé.
Cependant une inquiétude naît et grandit en nous. Une amoureuse quelconque, un amant bellâtre, un mari croquemitaine, les apitoiemens d’une mère sur son enfant et d’un enfant sur sa mère, un suicide de fait-divers, se peut-il que ce soit là cette Anna Karénine, en qui nous étions habitués à voir un des chefs-d’œuvre du roman contemporain ? Se peut-il que le livre contînt cette quintessence de banalité, et comment avons-nous pu être dupes de la comédie qui se joue entre ces fantoches ? Nous reprenons les deux volumes de texte compact, nous relisons lentement, comme il convient, les pages toutes chargées de menus détails et de traits qui semblent d’abord insignifians. Peu à peu le charme opère, nous rentrons dans ce milieu dont nous arrivons bientôt à faire partie, nous renouons connaissance avec ces êtres que nous sentons, en dépit des différences de race, si semblables à nous-mêmes, et avec qui nous sommes de plain-pied. Nous admirons cette exactitude dans l’imitation de la vie, cette fidélité à observer le système de dépendances entre plusieurs événemens qui est la loi même de notre existence sociale. Nous nous réjouissons que le romancier ait tenu compte de la lente évolution que supposent ceux mêmes de nos sentimens dont l’éclosion nous semble foudroyante. Les épisodes de cette histoire de passion ne se succèdent pas rapides et pressés comme les coups de tonnerre dans un jour d’orage. Mais du temps s’écoule ; des situations se prolongent ; il y a place pour des accalmies, pour des instans de répit, où l’on dirait que la destinée essaie de désarmer et qu’elle voudrait nous pardonner.