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de l’édition originale[1], n’est pas sans nous fournir de curieuses indications sur la manière de travailler de Chateaubriand et sur son idéal de style. — D’une manière générale, il abrège plus qu’il n’ajoute ; il resserre plus qu’il ne développe ; il recherche manifestement la simplicité croissante. Pour cela, il fait tout d’abord une guerre acharnée aux épithètes oiseuses qui se pressent, — car il a le style naturellement fleuri et luxuriant, — dans sa rédaction première. Par exemple, il écrira d’abord, ou il dictera, — car les fragmens non autographes semblent avoir été dictés : — « Comme le sabot obéissant circule sous le fouet d’un enfant volage, comme le fuseau léger descend et remonte entre les doigts de la matrone… » Les trois épithètes soulignées ont disparu du texte imprimé. Ailleurs, il commence par écrire : « Tous deux entrèrent dans Ptolémaïs sous ce voile secourable. » Puis, il efface « secourable, » et, ne pouvant renoncer encore à un qualificatif, il écrit en surcharge « mystérieux, » qu’un nouveau scrupule lui fait effacer, puis rétablir, mais non pas définitivement, car il a proscrit tout adjectif de la phrase que nous lisons dans l’édition originale.

Voici, au reste, un exemple assez caractéristique de la nature des abréviations, ou, pour mieux dire, des allégemens qu’il fait subir à son texte primitif. Il s’agit du récit de la tempête :


Quel spectacle s’offrit à leurs yeux ! Le vaisseau s’était échoué sur un banc de sable qui s’étendait de l’une à l’autre rive. A deux traits d’arc de la proue, un rocher lisse et vert s’élevait à pic au-dessus des Ilots. Quelques matelots avaient été emportés par la lame, et nageaient dispersés sur le vaste abime ; les autres, vêtus d’une seule tunique, se tenaient accrochés aux cordages et aux ancres.


Voici ce que cette version du manuscrit est devenue dans l’édition originale du poème :


Quel spectacle ! Le vaisseau s’était échoué sur un banc de sable ; à deux traits d’arc de la proue, un rocher lisse et vert s’élevait à pic au-dessus des Ilots. Quelques matelots, emportés par la lame, nageaient dispersés sur le

  1. Le texte de l’édition originale (1809) n’est pas le texte définitif. Chateaubriand a remanié encore une fois son texte, qui désormais ne variera plus, dans la 3e édition des Martyrs, qu’il a donnée en 1810. Il n’a fait, dans cette 3e édition, aucune correction au livre XIX, et il n’en a fait qu’une, assez peu importante, au livre XVI. Atala et le Génie du Christianisme ont été en librairie corrigés davantage : nous connaissons en effet au moins sept versions imprimées et différentes du Génie, et une dizaine d’Atala. L’étude des variantes de ces deux ouvrages nous amènerait à des conclusions sensiblement analogues à celles que nous présenterons tout à l’heure à propos des corrections des Martyrs.