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sentimens de ceux qui y prenaient part ; » que Roland, Guillaume, Raoul de Cambrai et les autres furent chantés d’abord de leur vivant ou dès le lendemain de leur mort par des poètes leurs compagnons, en ces jours « où les guerriers se sentaient eux-mêmes personnages épiques et croyaient entendre dans la bataille la chanson insultante ou glorieuse que l’on ferait sur eux ? » Dès lors, qu’importe si, plusieurs siècles plus tard, il a pris fantaisie à tels moines d’annexer à leur couvent la gloire de tel de ces héros ? Ce ne peuvent être, pense-t-on d’ordinaire, que des faits d’adaptation et d’exploitation tardifs et sans intérêt.

Je me suis persuadé pourtant qu’en nombre de cas ces concordances entre certaines traditions poétiques et certaines routes de pèlerinage, ces relations entre certains héros et certains sanctuaires ne sont ni fortuites ni accessoires ; ce qu’elles expliquent parfois, c’est, à mon sens, la formation même de la légende. C’est ce que je voudrais montrer ici par un exemple.


I

Le seul poème ancien que nous possédions sur Girard de Roussillon date de 1150 au plus tôt, de 1180 au plus tard. C’est une chanson de dix mille vers de dix syllabes, écrite en un dialecte intermédiaire entre le français et le provençal[1]. Elle n’est qu’un remaniement d’une plus ancienne chanson perdue, et elle a été à son tour renouvelée en vers et en prose au XIVe siècle et au XVe siècle ; mais nous pouvons sans dommage négliger ici ces répliques tardives et nous en tenir à une analyse du vieux poème du XIIe siècle.

Il raconte les longs démêlés qui opposèrent un roi de France, appelé Charles, à l’un de ses vassaux, Girard de Roussillon. Les possessions de Girard sont immenses : le roi tient le Nord de la France, son adversaire la Bourgogne et toutes les terres au Sud de la Loire ; quand leurs armées se rencontrent, ce sont les deux moitiés de la France qui se heurtent.

Leur haine naquit d’une rivalité d’amour. Les Sarrasins menacent Rome : l’empereur de Constantinople, de qui Rome dépend, ne peut venir à son secours, occupé qu’il est par des

  1. On a de ce poème une édition publiée par C. Hofmann (1855-57), une autre publiée par Fr. Michel (1856), et une traduction en prose moderne par M. P. Meyer (1884). Nos citations reproduiront à l’ordinaire cette précieuse traduction.