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Les deux fugitifs se traînent ainsi de gîte en gîte ; ils traversent des pays désolés par la guerre, où ils entendent des veuves et des orphelins maudire Girard de Roussillon. Mais Berte réconforte le vaincu : « Seigneur, laisse les regrets. De tout temps tu as été orgueilleux, guerroyeur et acharné pour tes intérêts. Tu as tué plus d’hommes que tu ne saurais le dire et tu as appauvri leurs enfans. Voilà que Dieu te prend en justice, le vrai justicier. Souviens-toi du prud’homme du bois de chênes, qui t’a donné pour pénitence de supporter le malheur… » Girard tombe malade chez un homme riche, au cœur dur, qui, la nuit de Noël, le chasse, lui permettant à peine de s’abriter sous la voûte d’un cellier. Il erre jusqu’en Allemagne. Enfin, dans une forêt, il s’engage à deux charbonniers pour leur servir de portefaix. Désormais, venu à la ville voisine, Aurillac sous Troïlon ( ? ), il gagne son pain à vendre du charbon. Berte devient couturière, et tous deux vivent ainsi pendant vingt-deux ans, apaisés (§ 535).

Mais un jour le souvenir de son passé chevaleresque, brusquement réveillé en son cœur, rejette Girard dans le « siècle. » Aux environs, des seigneurs donnaient une fête ; confondus parmi les vilains, le charbonnier et la couturière regardaient la quintaine et les jeux des chevaliers. « Berte vit les vassaux jouter, et il lui souvint de jadis, de la vie de Girard, qui, lui aussi, avait coutume de prendre part à ces jeux. Elle en eut telle douleur que pour un peu son cœur se serait fondu. » Et (comme elle tenait son mari, à l’écart, entre ses bras), ses larmes tombèrent sur la barbe de Girard. Le comte crut qu’elle pleurait du regret de partager sa vie misérable et lui dit : « Dame, je sais maintenant que tu es malheureuse d’être avec moi. Va-t’en en France, dame, dès maintenant. Je te jurerai sur les saints que jamais plus tu ne me verras, ni toi, ni tes parens. — J’entends là, dit Berte, des paroles d’enfant. Seigneur, pourquoi parlez-vous si méchamment ? Ne plaise à Dieu le tout-puissant que je vous abandonne de ma vie ! » Et le comte la baisa. « Seigneur, reprit-elle, si vous écoutiez mon conseil, nous retournerions en France, où vous fûtes élevé. Voilà vingt-deux ans que vous en êtes sorti, et vous êtes rompu par la peine. Si vous pouvez trouver la reine, à qui vous lûtes jadis fiancé, Charles son mari ne sera pas assez félon pour qu’elle ne trouve le moyen de ménager un accord qui vous sauvera. » Girard répondit : « C’est bien parlé ; j’irai en France ; je suis prêt. »