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gouvernement, il ne me semble pas qu’il soit trop malaisé d’arriver à comprendre pourquoi Auguste devait être alors effrayé de la situation unique que la fortune lui avait assurée. Si les esprits ardens se laissent souvent éblouir par la légende que le succès crée autour d’eux, et finissent par y croire, comme tout le monde, cet intellectuel égoïste, qui n’avait ni vanité ni ambition, ce valétudinaire qui redoutait les commotions subites, cet homme précocement vieilli à trente-six ans, ce calculateur avisé, froid et craintif, ne se faisait pas d’illusions. Il savait que l’âme de sa légende, le fondement de sa grandeur, la cause de l’admiration universelle qu’on lui portait, n’était qu’un énorme malentendu ; il savait que le public lui prodiguait des hommages, des honneurs, des pouvoirs constitutionnels et inconstitutionnels, parce qu’il attendait de lui, avec une confiance naïve et invincible, des merveilles et des miracles, que lui, au contraire, ne songeait même pas à tenter, car il les savait impossibles.

La première de toutes ces merveilles eût été la conquête de la Perse. C’était là la plus grande difficulté que la révolution, en bouleversant si profondément l’ordre de choses établi en Orient, lui eût transmise. Actium avait effrayé l’Italie en révélant soudain, même aux esprits les plus superficiels, ce que les esprits clairvoyans avaient commencé à comprendre aussitôt après Philippes : que l’Italie était trop mal placée au milieu des provinces barbares, pauvres et peu sûres de l’Occident, trop déchirée par ses guerres civiles, et trop pauvre elle-même, trop petite, trop peu peuplée, pour dominer la partie orientale de l’Empire, qui s’était tant accrue pendant les cinquante dernières années, d’abord, par la conquête du Pont, faite par Lucullus, puis par la conquête de la Syrie faite par Pompée, et récemment enfin par la conquête de l’Egypte faite par Auguste. En prenant pour lui l’Orient, en s’alliant avec l’Egypte, en laissant à Octave l’Occident, Antoine n’avait-il pas contraint l’Italie pendant dix ans à se consumer dans l’inaction, spectatrice impuissante de sa rapide dissolution politique et économique, tandis qu’il avait pu, lui, agir sur un champ démesuré, depuis la Perse jusqu’à l’Egypte, et tenter la conquête du monde sur les routes déjà foulées par Alexandre ? Antoine et Cléopâtre avaient ainsi révélé tout d’un coup à l’Italie que cet immense empire d’Orient qu’elle avait conquis en deux siècles, pouvait lui être arraché en un jour par un effort léger ; et que même sans se détacher il menaçait par