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défiance des hypothèses, à regarder au-delà, et alors nous ne pourrons que constater le fait concret qui est sous nos yeux, à savoir que, selon ces deux textes, la destinée de Girard se noue à Vézelay et se dénoue à Pothières ; ou bien nous supposerons que quelque chose a précédé ces deux textes, quelque chose dont se sont inspirés, soit indépendamment l’un de l’autre, soit l’un copiant l’autre, nos deux auteurs, et alors nous sommes tenus, pour que cette supposition ait un sens, de nous représenter ce que pouvait être ce quelque chose de plus ancien.

Imaginerons-nous à l’origine une chanson tout héroïque, sans autre attache avec nos abbayes que les noms de Girard et de Berte, puis, sur le tard, un moine de Pothières qui aura le premier eu l’idée de « transformer en saint ce héros épique, plein de belles qualités assurément, mais ayant, même au point de vue assez indulgent du moyen âge, d’assez graves défauts ? » Mais si, par une opération de l’esprit d’ailleurs arbitraire, on supprime de cette primitive chanson, pour en faire un poème purement héroïque, tous les élémens pieux ou cléricaux, que restera-t-il de la légende de Girard de Roussillon ? Supprimez par la pensée le miracle des gonfanons que brûle le feu du ciel, la pénitence de Girard charbonnier et de Berte couturière, la reprise des guerres atroces terminée enfin par le renoncement des héros aux vanités du siècle, que restera-t-il ? Des récits de batailles que se livrent, on ne sait où, un vassal et un seigneur qui se haïssent, on ne sait pourquoi.

Il ne restera rien que l’histoire banale d’un héritage que se disputent deux beaux-frères. Or ce que nos deux textes nous offrent en commun, ce n’est pas seulement cette banale histoire ; ce sont, en outre, comme on a vu, les mêmes données topographiques, si pleines de sens ; et c’est bien plus encore : une même action, déterminée par une même idée ; ici et là, un héros qui s’agite et que Dieu mène. L’orgueil et l’amour de la guerre le dominent ; Dieu l’avertit par des signes (le miracle des gonfanons), que d’abord Girard ne comprend pas ; mais Dieu lui impose des châtimens plus graves (l’exil, la longue pénitence) ; pourtant, il retourne à la vie chevaleresque et la desmesure le reprend ; Dieu, qui l’aime, le courbe sous sa main par d’autres épreuves encore (la mort de ses enfans) et par des marques nouvelles de ses desseins sur lui (les victoires qu’il lui accorde), jusqu’au jour où, définitivement abaissé devant Dieu et grandi pour