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me laisserai nommer. Je m’éloignerai de vous avec chagrin ; mais j’espère qu’un jour vous serez moins éloigné de moi.

« Votre pays, monsieur le comte, est un étrange spectacle. Je sens tout ce que les mécréans doivent vous faire souffrir. Mais la France est le pays des miracles. Il s’en fera encore. En attendant, croyez que lorsque je me rappelle certaines choses qui se sont passées entre nous, et que je vois ce qui se passe aujourd’hui, je ne sais si je dors ou si je veille. Rien ne fixe mon attention comme l’imperturbable constance dans les hommes et dans les systèmes. On dirait que c’est un plan fait et suivi depuis vingt ans. Tout ceci nous mène incontestablement à quelque chose d’extraordinaire. Mais quoi ? Mais quand ? C’est le secret de la Providence et, en attendant, il faut que votre pauvre ami prenne un parti. Où poser le pied ? Où planter mon fils ?

« J’ai mangé à Saint-Pétersbourg une grande partie des capitaux qui me restaient ; le reste du reste disparaît ici peu à peu. Car ce n’est pas, comme vous sentez, avec une pension de sept mille quatre cents francs que je puis subsister. Mon frère aurait pu pousser un peu ma barque ; il a disparu. Si cet état de suspension dure encore, en vérité je ne sais ce que je deviendrai. Vous voyez, monsieur le comte, que votre pauvre ami n’est pas couché sur des roses. J’ai voulu profiter d’une occasion sûre pour vous faire ce détail, afin que vous sachiez bien à quoi vous en tenir. La froideur qui suit de si longs services, les privations, les terreurs de l’avenir, la mort de mon frère, l’âge qui s’avance, d’excellens enfans qui font tout pour moi sans que je puisse rien faire pour eux, la nature du gouvernement et la jalousie des langues qui font de moi une espèce d’étranger, tout cela, montrés cher comte, me jette dans un état cruel. Je tâche cependant de ne pas me laisser abattre. L’étude, les jouissances domestiques, qui ne sauraient être plus grandes, et quelques distractions mondaines, me suffiront pour passer le reste de mes jours d’une manière tolérable. Ce qui me désespère chaque soir, c’est de ne jamais savoir trouver votre hôtel.

« M. le marquis d’Azeglio, qui veut bien se charger de cette lettre, est un homme de nom et de mérite, qui est tout à fait de I ancienne religion et avec qui je suis extrêmement lié. Il est un grand ami de la religion catholique, apostolique et romaine, ce qui ne le rend pas fort agréable à nos mécréans (car nous avons aussi les nôtres). Sa maison m’a été extrêmement agréable