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dans l’Europe ; elle a manqué en 1789 la transformation qu’ont réussie les nations voisines ; il lui en est resté une sorte de luxation de la colonne vertébrale, et une telle lésion ne peut se guérir que très lentement, par une infinité de précautions.

Si je ne me trompe, quand un malade est dans cet état, la première condition pour qu’il guérisse, c’est qu’il sache sa maladie ; cette connaissance le rendra sage, lui ôtera l’envie de faire des mouvemens précipités, violens et faux. Depuis 1828, nos historiens, nos littérateurs, nos poètes, nos romanciers s’appliquent à lui persuader qu’il est très bien portant, mieux bâti que ses voisins, en état défaire les plus rudes exercices. Il n’est pas encore corrigé de cette erreur, mais il s’en corrige insensiblement, d’abord par les horribles maux qu’il éprouve, ensuite par le raisonnement sérieux et suivi. Les sciences historiques, morales, politiques, économiques sont, depuis la Révolution, arriérées chez nous et comme engourdies ; rien de semblable à l’élan, à l’organisation de la science allemande. Mais nous commençons à combler cette lacune. Je me permets de vous signaler deux institutions qui, dans cette province de la pensée humaine, nous préparent un état-major intellectuel. L’une est l’École des Hautes Études fondée par M. Duruy avant 1870 ; l’autre est l’École libre des Sciences politiques fondée en 1872 par l’initiative privée. Cette seconde École surtout fera ce qu’un homme isolé, un historien ne peut pas faire ; je vois en elle un centre où le politique véritable, l’homme d’action, trouvera un jour l’ensemble des renseignemens qui le conduiront à une connaissance approfondie, méthodique, progressive de tous les grands États et de tous les grands intérêts européens.

Mon livre n’est qu’un document parmi ceux qui sortiront de cette école, un mémoire à consulter par les hommes qui sont ou qui peuvent devenir des hommes d’État. J’ai rencontré souvent de pareils mémoires aux Archives : leur but était atteint quand ils étaient lus par les cinq ou six personnes qui pouvaient en faire usage. Je voudrais que cela m’arrivât, et puisque vous m’avez lu. Monseigneur, cela commence à m’arriver.

Daignez agréer, Monseigneur, les assurances de mon respect.