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il faut que le malade sache sa maladie ; cela lui ôtera l’envie des grandes secousses et des exercices violens.

Mon livre, si j’ai assez de force et de santé pour l’achever, sera une consultation de médecin. Avant que le malade accepte la consultation des médecins, il faut beaucoup de temps ; il y aura des imprudences et des rechutes ; au préalable, il faut que les médecins qui ne sont pas encore du même avis se mettent d’accord. Mais je crois qu’ils finiront par s’y mettre, et les raisons de mon espérance sont celles-ci : on peut considérer la Révolution française comme la première application des sciences morales aux affaires humaines ; ces sciences en 1789 étaient à peine ébauchées ; leur méthode était mauvaise, elles procédaient a priori ; leurs solutions étaient bornées, précipitées, fausses. Combinées avec le fâcheux état des affaires publiques, elles ont produit la catastrophe de 1789 et la très imparfaite réorganisation de 1800. Mais, après une longue interruption et un véritable avortement, voici que ces sciences recommencent à fleurir ; elles ont changé complètement de méthode ; leurs solutions seront toutes différentes, bien plus pratiques. La notion qu’elles donneront de l’État sera neuve.

Peu à peu, de l’Académie des Sciences morales jointe à l’Académie des Inscriptions, cette notion descendra dans les Universités, dans le public pensant, comme les notions de l’électricité, de la chaleur descendent de l’Académie des Sciences.

Insensiblement, l’opinion changera ; elle changera à propos de la Révolution française, de l’Empire, du suffrage universel direct, du rôle de l’aristocratie et des corps dans les sociétés humaines. Il est probable qu’au bout d’un siècle, une pareille opinion aura quelque influence sur les Chambres, sur le gouvernement. Voilà mon espérance : j’apporte un caillou dans une ornière ; mais dix mille charrettes de cailloux bien posés et bien tassés finissent par faire une route.

Encore une fois, excusez-moi de heurter un sentiment qui, dans un cœur comme le vôtre, est peut-être une religion. Mais avec des dieux différens, nous avons peut-être au fond tous les deux le même sentiment intime ; je résumerais nos différences en un mot : La reine légitime du monde et de l’avenir n’est pas ce qu’en 1789 on appelait la Raison, c’est ce qu’en 1878 on nomme la Science.

À vous de cœur.