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Je sais que je vous aime. Je reconnais en vous toutes les noblesses, je sais encore que j’ai une œuvre à faire et une vie à vivre selon que m’a disposé la nature : et vous, vous savez que je ne puis renoncer à rien[1]...


Ceux qui ne sont point des surhommes ont été si longuement façonnés à l’idée du devoir nécessaire, qu’à cette minute, ils ont une tendance à penser : Soit ! pourvu que l’œuvre que le poète annonce soit sa justification.

Or cette idée de « justification » est tout à fait étrangère à M. d’Annunzio. Il ne permettrait pas que l’on s’y arrêtât une minute pour lui donner, en ce qui le concerne, la couleur d’une obligation. Le pommier n’a pas l’obligation de produire des pommes : elles jaillissent naturellement de ses branches parce que c’est la vertu de l’arbre qui, lui aussi, s’il pouvait prendre la parole, répéterait ce mot de Léonard que M. d’Annunzio a mis en épigraphe à son premier roman, l’Enfant de volupté : « Ainsi me dispose la nature[2]. »

Mais, pour continuer de suivre une comparaison qui était chère à Maupassant lorsqu’il parlait de soi-même, les jardiniers font observer qu’avant de semer quelque variété sélectionnée, il est de toute nécessité de renouveler la terre, afin que des germes anciens, oubliés dans le sol, n’aient pas une influence sur la plante nouvelle qu’on va produire. Or, Rome n’est pas seulement la Rome païenne et cosmopolite ; elle est aussi la Rome souterraine des Catacombes, la terre des martyrs, de sorte que, si absente que soit l’idée du « devoir » de l’œuvre de M. d’Annunzio, l’artiste ne peut pas faire que sa pensée n’ait ses racines dans une terre qui, depuis des siècles, est chrétienne. La sensibilité de M. d’Annunzio ne saurait donc être celle d’un Néron ou d’un Borgia : « Toute viande que le christianisme n’a pas attendrie, a écrit M. Renan, est dure. »

Qu’il le veuille ou non, la chair de M. d’Annunzio a été « attendrie » par des atavismes chrétiens. L’homme d’aujourd’hui n’a plus une férocité assez robuste pour porter, sans une ombre d’inquiétude, le poids de sa méchanceté. Quelque chose, qui est tout au moins un rudiment de conscience morale, proteste en lui contre les maux qu’il sème. Il ne peut demeurer spectateur tout à fait indifférent et désintéressé des souffrances dont il est

  1. Voyez le Feu.
  2. Natura cosi mi dispone.