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conduire aux Petites-Maisons nombre de « sages législateurs » de nos pays civilisés, puisqu’il y en a bien peu qui n’aient à maintes reprises, dans leurs discours, leurs manifestes ou simplement leurs interruptions, dans les parlemens, ou dans les commissions, ou devant leurs électeurs, franchi hardiment la limite. La singularité des opinions ne saurait passer pour un symptôme de folie, et si Rousseau n’avait écrit que les grands ouvrages où il expose les siennes, il faudrait renoncer à poser la question : d’autant plus qu’ils ont tous été composés dans un temps où sa conduite ne trahissait pas le moindre désordre cérébral. Le docteur Möbius a excellemment marqué les caractères et les limites de la maladie, dans un morceau si décisif, qu’il me faut le citer presque entier :


On pensera ce qu’on voudra de la monomanie : dans des cas comme celui de Rousseau, on ne pourra jamais parler que d’une limitation de la responsabilité dans des directions déterminées. Ce point admis, il sera très difficile de juger les actions ou manifestations isolées des hommes dont l’esprit est troublé n’importe comment, parce que, dans la correspondance souvent cachée des états d’âme, il n’est pas toujours possible de décider si l’action ou la manifestation discutable se trouvait en rapports avec la perturbation intellectuelle… Si quelqu’un souffre du délire des persécutions, une lumière fausse tombera nécessairement sur tous les rapports de sa personne morale avec le monde extérieur, et chacune de ses manifestations, dans ce sens, deviendra suspecte. C’est le cas pour la folie de Rousseau, atténuée ou peut-être retenue dans de certaines limites par la force naturelle de son génie… Quand un malade du délire de la persécution n’est jamais infidèle à la vérité même envers ceux qu’il reconnaît pour ses ennemis, fait au contraire ressortir avec énergie leurs bons côtés, quand, par délicatesse, il tait des choses qu’il pourrait alléguer pour sa défense, quand il se juge soi-même avec sévérité et se montre doux pour les autres, on trouvera digne des plus grands éloges un sens si droit, que la maladie même n’a pu atteindre. On admirera doublement l’homme qui, malgré l’obscurcissement de son esprit, a conservé une amabilité d’enfant et est demeuré incapable de haine (p. 179-80).


Voilà qui nous transporte à une distance presque égale de l’optimisme de Mme Macdonald et du pessimisme de M. Lemaître, lesquels jouent respectivement ici les rôles traditionnels du médecin Tant-Mieux et du médecin Tant-Pis. Le point de vue du docteur Möbius s’impose entre les opinions extrêmes de ces deux « laïques, » qui tranchent la question d’après leurs impressions plutôt qu’en bonne connaissance de cause. Je n’ai