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mystificateur qui, tranquillement, le sachant et le voulant, prit à tâche « d’étonner les gens ? » Ou enfin, et tout simplement, ne fut-ce pas plutôt un de ces serviteurs rares, supérieurs à leur emploi, qui, mêlés par profession à de petites affaires, en rêvent, par inclination, de considérables : retenu de corps dans une médiocrité et une pauvreté d’où l’âme s’échappe ; curieux de lettres. sinon professionnellement lettré ; plus pénétré de sens pratique que ne l’est un érudit ou un philosophe ; plus tourmenté que ne l’est un fonctionnaire des éternels et universels problèmes d’État ; doué d’une admirable force d’analyse et d’une égale puissance de style ; grand liseur, grand observateur, grand généralisateur ; grand « écriveur, » si je l’ose dire, qui se trouve être un très grand écrivain ?

On aura presque répondu à toutes ces questions, quand on aura répondu à la première : quelles furent les sources du machiavélisme ? Mais il faut, pour y répondre, déterminer ce que Machiavel tira de lui-même, ce qu’il prit ailleurs et où il le prit, ce que lui fournirent d’une part l’expérience, et, de l’autre, l’histoire ; il faut examiner, successivement comment et pour combien, dans la composition de ce fonds d’où le travail de son imagination ardente et de sa froide raison fit surgir le machiavélisme proprement machiavélique, entrèrent les données réelles empruntées à l’observation de l’Etat italien contemporain ou récent ; le secours de ses lectures des annales anciennes ; l’apport de ce que nous avons appelé « le machiavélisme avant Machiavel, le machiavélisme perpétuel. »


I

Machiavel n’eut qu’à regarder autour de lui pour avoir sous les yeux, en Italie et dans le présent, tous les genres d’Etats qu’il devait décrire : principats de toutes les espèces, héréditaires, mixtes et nouveaux, civils, — quel que soit au juste le sens de l’adjectif civili, — et ecclésiastiques, acquis par les armes du prince et sa virtù personnelle ou par les armes d’autrui et l’aveugle fortune, quelquefois par le crime ; maintenus par la justice, la clémence, la loyauté, ou par l’arbitraire, la cruauté, la trahison ; protégés par l’amour ou, plus souvent, minés par la haine des peuples : à Milan, les Sforza ; à Rome, les Sixte IV, les Innocent VIII, les Alexandre VI ; à Naples, la lignée des Alphonse