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Page:Revue des Deux Mondes - 1907 - tome 39.djvu/571

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chacun peut se croire, un instant, plus jeune de toutes les saisons inutilement employées par les peintres, plus riche de toutes les heures perdues pour l’art.

« On me demande si je ne changerai jamais ma manière… mais pourquoi changer quand on fait bien ? » Cette exclamation fameuse, du vieux maître Henner, et qui lui fut tant reprochée, semble aujourd’hui devenue la devise de tous. Et tous, par leur merveilleuse application à ne point troubler la favorable idée qu’ils pensent nous avoir donnée d’eux-mêmes, semblent vouloir épargner aux visiteurs jusqu’à l’ombre d’une incertitude et ôter toute besogne aux « attributionnistes » ou « baptistes, » aux Morellis ou aux Berensons de l’avenir. M. Le Gout-Gérard n’a pas quitté le Finistère, et les vagues violacées de la mer intérieure battent toujours les rochers blanchâtres de M. Olive. M. Lucien Simon va toujours à la messe. Il n’est encore entré personne dans les appartemens de M. Lobre. La figure de M. Agache n’a point laissé tomber de ses mains ces objets éclatans et inexplicables qui lui servent à symboliser la Justice, la Gloire, le Deuil ou la Fantaisie. Elle en a même prêté un de cristal et d’or à la figure symbolique de M. Dagnan. Il reste beaucoup à faire aux Dames hospitalières de Beaune pour mettre tout en ordre dans leur maison, et pour amener jusqu’au ton d’un mouchoir de poche, que vous placeriez près du tableau, le linge extraordinaire que M. Bail leur donne à blanchir. La Corrèze dédie indéfiniment ses bruyères roses à M. Didier-Pouget. Nul n’a touché au melon de M. Zakarian. Les clubmen de M. Béraud poursuivent le cycle de leurs « obligations » mondaines avec une morne exactitude et une conscience croissante de leur inutilité. Les moissonneurs de M. Lhermitte sont loin d’avoir fini de couper ses blés. Et, grâce à Dieu, pas plus que les années précédentes, nous ne manquerons, cette fois encore, la diligence jaune de M. Montenard.

Ainsi, tout va bien, ou du moins tout irait bien si la fonction propre de l’art était d’immobiliser notre vision des choses, et si chacun de ces artistes, en demeurant lui-même, ou en restant fidèle à ce qu’il y a de meilleur en lui, le fortifiait, l’enrichissait et en déduisait toutes les virtualités latentes, jusqu’à pouvoir, sans faiblir, éliminer tout emprunt fait à d’autres maîtres ou toute concession à d’autres goûts. Par exemple, nul ne se plaindra que M. Bonnat reste ce qu’il est lorsqu’il trouve, pour peindre le personnage qu’il nous montre définitivement installé