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Page:Revue des Deux Mondes - 1907 - tome 39.djvu/597

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Beaumont, dans sa biographie du maître (Œuvres et correspondances inédites, t. I), n’en fait pas plus mention au chapitre qui traite des écrits inédits (p. 92 sqq.). Mais nous sommes dédommagés, jusqu’à un certain point, de cette perte par les esquisses magistrales contenues dans ces lettres. Malheureusement, les réponses de Gobineau semblent être perdues, ce qui est d’autant plus regrettable que Tocqueville les qualifie à plusieurs reprises de petits chefs-d’œuvre.

L. SCHEMANN.


Tocqueville, le 8 août 1843.

Ne me remerciez pas, monsieur, de l’intérêt que je vous montre. D’abord, je n’ai aucun mérite à le montrer parce que je l’éprouve, et je suis du nombre de ceux qui se sentent si contens d’avoir à approuver qu’ils ressentent toujours une sorte de reconnaissance envers ceux qui leur procurent ce plaisir. Secondement, vous êtes précisément ce qu’il faut pour intéresser. Vous avez des connaissances variées, de l’esprit beaucoup, les manières de la meilleure compagnie, ce à quoi on ne peut s’empêcher d’être très sensible, quelque démocrate que l’on soit. Ajoutez à toutes ces causes cette autre qui vous flattera moins, c’est qu’on ne sait pas bien, en vous voyant, ce que deviendront toutes ces qualités, et si les maladies épidémiques du siècle dont vous êtes aussi atteint que vos contemporains ne les rendront pas inutiles. De sorte que vous intéressez par ce que vous pouvez être et par ce qu’on craint que vous ne soyez pas. Ceci dit, j’espère, sans vous fâcher. Que vous dirais-je encore ? je m’intéresse à voir en vous l’image de la jeunesse, de cette belle jeunesse qui commence pour moi à fuir et dont les rêves les plus déraisonnables valent mieux que les réalités de l’âge mûr. J’aime davantage les jeunes gens à mesure que je cesse plus complètement d’être un jeune homme. Peut-être cela n’aurait-il pas eu lieu de même si j’avais vécu dans un autre temps et dans un autre pays. L’atmosphère au milieu de laquelle je suis me gèle. La chaleur et la vie semblent s’en retirer un peu plus chaque jour, et le feu de l’esprit et du cœur ne se rencontre plus guère dans la génération à laquelle j’appartiens. J’aperçois encore quelques étincelles dans l’âme des hommes de vingt-cinq ans et de soixante ; les uns ont encore des espérances, et les autres des souvenirs qui les animent. Mais dans