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Page:Revue des Deux Mondes - 1907 - tome 39.djvu/602

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naturellement porté par les habitudes de mon esprit à ne m’attacher en matière de morale qu’aux choses nouvelles qui pouvaient avoir un effet direct sur les actions des hommes. Mais il ne m’est pas permis de négliger les nouveautés morales qui même n’auraient pas cette tendance, les systèmes nouveaux, les explications nouvelles et d’autres choses que je me permettrais d’appeler des rêveries improductives, si je ne travaillais pas pour une académie, mais qu’il faut bien nommer avec elle des productions intéressantes de l’esprit humain.

Ce n’est que quand nous aurons discerné en gros ce qu’il y a de nouveau dans les doctrines et les tendances morales de notre époque que nous suivrons dans le détail des faits les développemens de ces données premières. Avant tout, il faut les obtenir. Mettez-vous donc, mon cher collaborateur, la tête dans les mains et réfléchissez profondément à ce que je viens de dire. Ce que je vous demande là, ce n’est plus un travail d’écolier, mais de maître ; je suis sûr qu’il n’est pas au-dessus de vos forces. Une fois en possession de ce terrain, la suite du travail sera tout à la fois plus facile et beaucoup plus intéressante.

Si vous avez quelque chose à m’envoyer, il faut en faire un paquet et me l’adresser par la diligence à Valognes, hôtel du Louvre.

ALEXIS DE TOCQUEVILLE.

P.-S. — Ne brûlez pas cette lettre qu’il me sera peut-être utile de relire un jour quand enfin je me mettrai à écrire.


Tocqueville, le 2 octobre 1843.

J’ai reçu, monsieur, vos deux analyses de Priestley et de Bentham. Ce sont deux très bons travaux et qui entrent plus, à mon avis, dans l’idée de l’ouvrage que nous avons à faire qu’aucun de ceux que vous avez encore exécutés pour moi. Je croyais que Bentham avait relativement à la doctrine de l’utile quelque chose de plus dogmatique et de plus explicite que son grand livre sur les récompenses et les peines. Suis-je dans l’erreur ?

J’en viens maintenant à la grande lettre que vous m’avez écrite il y a trois semaines. Je ne veux pas y répondre en détail ; il faudrait pour cela un livre. Mon intention est seulement de bien poser la question entre nous et partant de là de savoir comment diriger nos travaux.