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Voilà longtemps, mon cher ami, que je veux répondre à vos lettres et qu’il me manque pour le faire, non pas le temps, mais cette espèce d’entrain qui mot la plume à la main ou donne envie de parler. Depuis que j’ai peu de chose à faire, je ne fais rien du tout. Vous êtes trop bon philosophe, quoique vous n’avez pas fait peut-être votre philosophie, pour ne pas bien comprendre cela. Mais ce que vous comprendrez difficilement, c’est à quel degré d’apathie je suis tombé. Je suis à peine à l’état de spectateur ; car, du moins, le spectateur regarde, et moi je ne me donne pas cette peine. Cela vient surtout de cette obscurité de plus en plus profonde qui se répand sur le tableau toujours si obscur qu’on nomme l’avenir. Figurez-vous un homme qui voyage par une nuit de décembre sans lune et doublée de brouillards, et dites-moi un peu l’agrément qu’il aurait à regarder par la portière les effets du paysage. Cet homme, c’est la France entière. C’est une nuit de cette espèce qui nous environne. Les hommes qui ont des lunettes n’y voient pas plus loin que ceux qui n’ont que leurs yeux et tous les aveugles cheminent ensemble se frappant les uns les autres dans les ténèbres, en attendant qu’ils arrivent tous ensemble au fossé qui se trouve peut-être au bout de la route. Quelle sombre nuit ! J’aimerais mieux le jour, dût-il nous montrer le précipice inévitable.

M. de Serre m’a dit que vous aviez fini par vous établir fort commodément, s’il est possible d’être très commodément à Berne pendant l’hiver. Mais vienne l’été, et le séjour de cette ville sera, je crois, très agréable. Je n’ai vu Berne que l’été et, à cette époque de l’année, il m’a charmé.

Mme de Gobineau a été, m’a-t-on dit, fort souffrante dans le voyage. J’espère que sa santé est bien rétablie. Veuillez me rappeler particulièrement à son souvenir et croire à tous mes sentimens de sincère amitié.

A. DE TOCQUEVILLE.


Paris, le 7 janvier 1850.

J’ai reçu, mon cher ami, votre lettre, et Mme de Tocqueville m’a communiqué celle que vous lui avez écrite. Les détails que vous donnez dans cette dernière sur l’état de la Suisse m’ont fort intéressé, et vous me feriez grand plaisir de les compléter, autant du moins qu’il n’y ait pas d’inconvénient à le faire au point de vue de la poste et à celui de vos devoirs diplomatiques. Les