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changeante, » il a pu nous rapporter de tous les coins du monde des « choses vues, » et que personne ne sait nous faire voir comme lui. Le Maroc, les Indes, le Japon, Stamboul, la Roumanie, Venise, le golfe d’Aden, et combien d’autres contrées ! revivent dans ses écrits, chacune avec la nuance particulière de son ciel, avec les caractères individuels de ses paysages, avec les habitudes et les mœurs de ses habitans, avec ce je ne sais quoi qui est son âme, et qu’il est plus facile de sentir, de subir même pour son compte, que de définir avec précision, et de faire sentir aux autres. Loti, lui, ne définit pas, — ce n’est point son affaire, — mais il sait faire merveilleusement sentir. Et son génie d’évocateur ne se borne pas au simple décor de cette vie humaine qu’il veut peindre : les faits et les êtres les plus humbles comme les plus imposans, le prestigieux magicien n’a qu’à les toucher de sa baguette pour qu’ils s’animent sous nos yeux et vivent à jamais dans notre souvenir. Quoi de plus ténu et de plus mince que l’histoire qui forme le fond de la Vie de deux chattes ! Et pourtant, on la lit, elle nous émeut, — et on la retient, presque aussi fidèlement que l’admirable fresque, si complète, si émouvante, sur la mort de l’amiral Courbet. Heureux les spectacles ou les hommes que Loti a daigné regarder et décrire ! Ils sont assurés de ne pas mourir tout entiers.

C’est aussi bien la seule immortalité qu’il ose leur promettre. « Toujours cette dérision lamentable : aimer de tout son cœur des êtres et des choses que chaque journée, chaque heure travaille à user, à décrépir, à emporter par morceaux ; et après avoir lutté, lutté avec angoisse pour retenir des parcelles de tout ce qui s’en va, passer à son tour. » « De tels effets, dira-t-il plus nettement ailleurs, sont pour nous donner la très effrayante preuve de la matière, rien que matière dont nous sommes pétris, et du néant d’après. » Des déclarations de ce genre, un peu brutales dans leur matérialisme simpliste, sont du reste rares chez Loti ; et si elles expriment assez bien la disposition habituelle, et peut-être même l’arrière-fond de sa pensée, elles comportent, dans la pratique, plus d’une atténuation et plus d’un repentir. « Autour des lieux où on a longtemps prié, confessera-t-il, il y a toujours des essences inconnues qui planent. Dans les églises bretonnes, dans tous les vieux temples de toutes les religions du monde, j’ai éprouvé cette oppression du surnaturel. » S’il songe à « sa bien-aimée vieille mère, » il a « l’inconséquence de