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Page:Revue des Deux Mondes - 1907 - tome 39.djvu/657

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raisonnée, et fortifiée de tout ce que la réflexion, l’expérience de la vie, le spectacle du monde, l’étude, plus ou moins approfondie, des sciences positives et des systèmes contemporains, peut lui fournir de points d’appui et de commencemens de preuve. S’il y a une idée que suggère, — quand elle ne l’exprime pas formellement, — l’œuvre presque entière de Loti, c’est bien celle-ci que « l’homme n’est pas dans la nature comme un empire dans un empire, mais comme une partie dans un tout, » que la vie, la mort, les religions, les civilisations et les races sont des phénomènes comme les autres, régis par les mêmes lois nécessaires, entraînés dans le même universel écoulement, prédestinés au même néant. On exagérerait à peine en disant que l’œuvre presque entière de Loti est la vivante, la poétique et sombre illustration de cette pensée, la même, notons-le, qui, vers l’époque où l’auteur d’Aziyadé commençait à écrire, résumait presque tout l’enseignement de Taine et de Renan, et qui, « en ces temps de vertige, » avait pénétré dans les intelligences les plus diverses. Phénoménisme, déterminisme, évolutionnisme, comment, aux alentours de 1880, n’aurait-on pas lu passionnément le poète qui chantait, qui traduisait à sa manière, dans la langue la plus émouvante et la plus accessible, la doctrine de l’universelle illusion ?

Mais ce poète n’était pas un impassible. Soit qu’il eût feuilleté Schopenhauer, soit que, tout simplement, en vivant ou en écrivant, il se souvînt d’être homme, il n’avait pas conquis cette implacable « sérénité du cœur » que Taine, dans une page fameuse, souhaitait à nos descendans, et qu’il avouait, pour sa part, n’avoir pas atteinte. « La grande Ame vague de la nature » ne l’empêchait pas d’entendre, en quelque lieu qu’il portât ses pas, « l’universelle chanson de la mort. » « Faisons tant que nous voudrons les braves : voilà la fin qui attend la plus belle vie du monde. » Que de fois, dans sa langue à lui, Loti ne nous a-t-il pas répété le mot terrible de Pascal ! Il a vu trop souvent mourir autour de lui ; et à chaque fois, tout son être s’est ému, s’est révolté contre « le grand mystère d’épouvantement. » Cette émotion, cette révolte, personne, de nos jours, ne les a éprouvées et rendues comme lui. La mort sous toutes ses formes et dans toutes ses attitudes a trouvé dans Loti son peintre et son poète, le plus frémissant, le plus éloquent, le plus tragique, le plus impressionnant des poètes.