Giosuè Carducci doit à la poésie le meilleur de sa gloire. Or c’est par le roman, c’est par le théâtre, c’est par la littérature d’idées que se créent les célébrités universelles. Traduite dans une langue étrangère, une œuvre lyrique perd le principal de son charme, a l’instar de ces vins généreux dont l’arôme s’évanouit en passant à travers un filtre. On traduit parfois, par curiosité ou pour l’instruction des lettrés, les poèmes lyriques d’un auteur illustre parvenu à la renommée internationale par le roman ou le théâtre. On a traduit récemment les poésies d’Henrik Ibsen, on traduira quelque jour les Laudi de M. Gabriele d’Annunzio, mais la réputation d’un auteur ne saurait se fonder sur une traduction, si bonne fût-elle, de ses ouvrages en vers. Aussi la splendeur de Giosuè Carducci, poète uniquement lyrique, était-elle et reste-t-elle condamnée à n’être jamais pleinement goûtée de quiconque ignore la langue italienne.
Une autre raison de l’obscurité relative où demeura l’œuvre de Carducci tient à son caractère rigoureusement national. Exception faite d’une série de sonnets consacrés à la Révolution française, c’est l’histoire italienne uniquement qui l’inspira, pendant toute sa vie. L’Italie a traversé de 1821 à 1870 une époque de troubles, de succès politiques mêlés de revers, de vastes espoirs suivis de mornes découragemens qui aboutirent enfin à la reconstitution de l’unité et dont l’ensemble constitue la période du Risorgimento. Un poète, mort cinquante ans exactement avant Carducci, Giacomo Léopardi, avait exprimé les aspirations nationales dans la première phase de cette lutte glorieuse. Giosuè Carducci les a traduites, presque au jour le jour peut-on dire, dans la deuxième phase, la plus heureuse : celle qui devait se terminer par l’entrée des Italiens dans Rome et l’installation de la monarchie au Quirinal. Les péripéties de cet âge héroïque, Carducci les a retracées d’un point de vue assez spécial, mais avec une telle ferveur patriotique qu’il finit par incarner, aux yeux des Italiens de ce temps, non point le sentiment d’un parti, mais l’idée nationale elle-même, si bien qu’en 1891, lorsque le barde mazzinien et garibaldien inclina son front naguère indocile devant la majesté de la reine Marguerite, on salua dans cette conversion le couronnement de son œuvre de poète et de citoyen. Le nom de Carducci avait pris dans les dernières années de sa vie un sens en quelque sorte symbolique. Il représentait les idées désormais inséparables de patrie et