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Page:Revue des Deux Mondes - 1907 - tome 40.djvu/197

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chanson et la gaieté des cœurs qui ont cessé de battre. Comme la messagère classique des naufragés d’autrefois, elle apporte aux jeunes hommes debout et prêts à partir sur les rivages de la vie, le nom du lieu et du jour où elle fut confiée à l’océan des âges par les générations englouties. Elle leur enseigne le respect des aïeux et le culte du terroir. Elle les fait songer à deux choses : à la Race et à la Patrie. Aux esprits cultivés, son témoignage peut sembler superflu ; mais des millions d’hommes, peu entraînés à réfléchir, n’ont jamais songé au bienfait de la tradition ni au mérite du sol qu’au moment où ils ont débouché une vieille bouteille. Et c’est un de ces modèles de Chardin que les Goncourt appellent « choses sans intérêt ! .. » Il n’était nul besoin de la « transfigurer, » non plus que de transfigurer une poire ou une pêche, ou une vieille faïence pour en faire un objet de repos pour les yeux et de méditation pour l’esprit. Il suffisait de la peindre, mais de la peindre comme elle l’est ici : sans éclat inutile, sans entourage absorbant et avec toute sa densité, sa profondeur, son mystère translucide et noir. Faire les choses comme elles sont : c’est là tout le miracle !

Ainsi le miroir que tient Fragonard reflète la fête et le rêve du XVIIIe siècle ; celui que tient Chardin reflète sa vie obscure et sa réalité. L’un fait dire : Comment pourrais-je le voir ? C’est une région à peine entrevue, qu’on soupçonne possible, mais où l’on n’a jamais pu pénétrer. L’autre montre des pays si familiers qu’on les a toujours habités sans jamais y prendre garde. Il fait dire : Comment n’ai-je pas su le voir ? C’est la fenêtre où l’on a négligé de s’accouder. C’est l’âme près de qui l’on vit depuis des années sans avoir soupçonné son trésor, ni respiré son parfum. C’est le vieux mur sur le chemin où l’on passe tous les jours, incrusté d’émeraudes, de topazes, de lapis-lazulis, que l’on n’a jamais discernés. Un homme vient et nous les fait toucher du doigt et nous les voyons désormais étinceler au soleil. La magie et la puissance de la révélation ne sont pas moindres chez l’un que chez l’autre ; chez l’artiste qui réalise à vos yeux un désir confus de votre âme et chez l’artiste qui incline votre âme vers ce qui, depuis longtemps, est réalisé à vos yeux. Et l’on doit unir dans la même gratitude ces deux bienfaiteurs : celui qui fait voir ce que l’on aime et celui qui fait aimer ce que l’on voit.


ROBERT DE LA SIZERANNE.