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pronostics, et j’ai vu plus d’un homme condamné par eux se porter ensuite très bien et en vouloir au docteur qui l’avait inutilement effrayé et découragé. Vous voyez, mon très cher ami, qu’étant très disposé à admettre les talens de l’auteur, je ne saurais faire valoir ses idées. Néanmoins, comme j’ai un grand désir d’appeler l’attention sur vous, si j’étais à Paris, je ferais de mon mieux pour susciter soit un éloge, soit même une demi-critique de vous de la part d’un de nos confrères, et, dans la discussion ainsi élevée, je glisserais volontiers un mot qui, tout en faisant mes réserves sur l’esprit du livre, mettrait en relief le mérite de l’écrivain. Mais ces choses ne peuvent se faire de loin, et il faut attendre pour les réaliser l’hiver prochain.

Vous vous plaignez avec raison du silence qu’on garde en France sur votre livre. Mais vous auriez tort de vous en affecter, car la raison principale naît de causes très générales que je vous ai déjà indiquées, et qui ne sont pas de nature à vous diminuer personnellement en rien. Il n’y a place aujourd’hui en France à aucune attention durable et vive pour une œuvre quelconque de l’esprit. Notre tempérament, qui a été si littéraire, pendant deux siècles surtout, achève de subir une transformation complète qui tient à la lassitude, au désenchantement, au dégoût des idées, à l’amour du fait et enfin aux institutions politiques qui pèsent comme un puissant soporifique sur les intelligences. La classe qui en réalité gouverne, ne lit point et ne sait pas même le nom des auteurs ; la littérature a donc entièrement cessé de jouer un rôle dans la politique, et cela Ta dégradée aux yeux de la foule. Comment voulez-vous qu’un livre de philosophie transcendante comme le vôtre, qu’un livre en quatre volumes, tout rempli d’érudition, puisse parvenir à troubler le profond sommeil léthargique qui appesantit en ce moment l’esprit français ? Il y a vingt ans, on aurait pu voir dans vos systèmes un moyen d’attaquer l’Eglise, et cela (outre le mérite scientifique du livre) vous aurait donné des prôneurs et des lecteurs. Mais vous n’ignorez pas qu’aujourd’hui nous sommes devenus extrêmement dévots. Le curé de mon village nous donne tous les jours en exemple au prône les vertus chrétiennes de l’Empereur, sa foi, sa charité et le reste… Granier de Cassagnac va à confesse. Que vous dirai-je ? en même temps que nous pensons plus que jamais et uniquement aux biens de la terre, nous avançons chaque jour davantage dans la voie de la sainteté.