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cesser leurs dissentimens en les réunissant sous le même toit, dans des tombes voisines. C’est l’idée qu’exprime en beaux vers Marie-Joseph Chénier, le poète de la Révolution, lorsque, après avoir célébré Jean-Jacques, il ajoute :


O Voltaire ! ce nom n’a plus rien qui le blesse.
Divisés un moment par l’humaine faiblesse,
Vous recevez tous deux l’encens qui vous est dû.
Réunis désormais, vous avez entendu,
Sur les rives du fleuve où la haine s’oublie,
La voix du genre humain qui vous réconcilie.


Chénier se trompait ; le rapprochement n’amena pas une réconciliation. Les maîtres se taisant, le débat continue entre les disciples. Dans la lutte qui se poursuit, on s’aperçoit très vite que c’est Rousseau qui l’emporte ; à partir d’un certain moment, la Révolution lui appartient. Les orateurs imitent son style et le gâtent ; ils remplissent leurs discours de déclamations pompeuses et de fades sentimentalités. Les politiques s’inspirent du Contrat social, qui leur paraît, comme ils l’appellent, « le phare des législateurs. » Il est naturel que la passion pour Rousseau amène la haine de Voltaire, et quand on n’ose pas s’exprimer en liberté sur un aussi grand personnage dont le nom commande le respect, on s’en revanche en attaquant sans scrupule ceux qui se sont mis à son ombre : ils paient pour eux et pour lui. Et ce n’est pas seulement Robespierre et sa coterie, qui ne peuvent pas souffrir les Encyclopédistes et les philosophes, voici une attaque plus significative, qui vient d’un esprit plus large, moins étroitement systématique, de Danton. Un jour que Brissot, un peu en retard, comme tous les Girondins, sur les idées du moment, venait de louer les académiciens et les géomètres : « Je pourrais faire observer, lui répondit Danton, que la Révolution a rapetissé bien des grands hommes de l’ancien régime ; que, si les académiciens et les géomètres, que M. Brissot nous propose pour modèles, ont combattu et ridiculisé les prêtres, ils n’en ont pas moins courtisé les grands et adoré les rois, dont ils ont tiré un assez bon parti. Et qui ne sait avec quel acharnement ils ont persécuté la vertu et le génie de la liberté dans la personne de ce Jean-Jacques, qui seul, à mon avis, parmi les hommes célèbres de ce temps-là, mérita les honneurs publics prostitués depuis par l’intrigue à des charlatans politiques et à de