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vous m’annoncez dépasse mes espérances. Cinquante jours de désert sous la tente sans en être fatigué, voilà qui est admirable. Faites, je vous prie, nos félicitations aux deux voyageuses sans oublier le cheval et l’âne qui les portaient et qui me paraissent mériter une mention particulière ; car dans pareille aventure une bonne part du succès est due aux qualités de la monture. Maintenant que je ne crains plus pour votre caravane les dangers du voyage, mon imagination s’effarouche un peu pour vous de l’idée du choléra. J’ai lu dans le journal qu’il sévissait avec grande violence au lieu où vous êtes et que plusieurs domestiques de l’ambassade en étaient morts. Ne me laissez plus, je vous prie, six mois sans me donner signe de vie.

Je vous conterai en deux mots mon histoire depuis que nous nous sommes quittés. Peu de temps après votre départ de Paris, je suis venu m’y établir moi-même pour quelques semaines et, quand les beaux jours sont arrivés, je suis venu ici. J’y habite depuis cinq mois, j’espère bien y rester deux encore. Je vis le matin dans mon cabinet où je travaille sérieusement, l’après-midi dans les champs où je surveille des travaux d’une autre espèce. Je me suis porté passablement. Le temps a passé avec une rapidité prodigieuse ; je n’en ai jamais passé aucun qui m’ait paru plus agréable. Il est fâcheux de ne bien connaître l’art de vivre que quand la vie est si avancée !

Je trouve très ridicule, mon cher ami, d’envoyer à plus de mille lieues de chez soi un petit morceau de papier aussi peu intéressant que cette lettre. Cela n’en vaut pas la peine sans doute. Mais que voulez-vous que vous dise de curieux un campagnard tel que moi ? C’est vous qui devez avoir l’esprit plein de choses intéressantes à raconter. Faites-moi part, je vous prie, de quelques-unes. Vous voilà au cœur du monde asiatique et musulman ; je serais bien curieux de savoir à quoi vous attribuez la rapide et en apparence inarrêtable décadence de toutes les races que vous venez de traverser, décadence qui a déjà livré une partie et les livrera toutes à la domination de notre petite Europe qu’elles ont fait tant trembler autrefois. Où est le ver qui ronge ce grand corps ? Les Turcs sont des soudards que la nature semble n’avoir destinés qu’à être trompés et battus par tout le monde. Mais vous habitez aujourd’hui au milieu d’une nation musulmane qui, s’il faut en croire les voyageurs, est intelligente, raffinée même. Qui l’entraîne depuis des siècles dans cette