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dans laquelle vous vivez. Votre lettre ne répond pas aux questions que je vous ai faites ; mais à plusieurs autres que j’étais sur le point de vous faire. Continuez, je vous prie, dans cette bonne voie, en dehors des affaires proprement dites sur lesquelles assurément je ne vous questionnerai jamais. Vous avez mille choses à me dire qui m’intéressent au plus haut point, ou plutôt tout ce que vous me diriez sur l’état des peuples parmi lesquels vous vivez, leurs constitutions, leurs mœurs, leurs tendances, leurs besoins, leurs passions, tout cela vaut pour moi de l’or ; car tout cela m’importe beaucoup à savoir, comme observateur du monde, m’intéresse extrêmement et m’est inconnu.

Que puis-je faire de mon côté pour m’acquitter dans la même monnaie ? Malheureusement, rien. On ne sait rien en France, et moi je sais moins que personne. Car voilà plus de six mois que je vis au fond d’une province, occupé de tout autre chose que de politique et m’en trouvant très bien, ce me semble, au physique et au moral. Quant aux nouvelles privées, je n’en sais pas une seule qui mérite de vous être envoyée à travers le désert. Je vois qu’on considère généralement la perte de Kars et encore plus la conquête d’Hérat par les Persans comme des événemens fâcheux et qui sont surtout de nature à inquiéter les Anglais. Mais que vous parlé-je là de choses qui seront de bien vieilles histoires lorsque vous recevrez cette lettre ?

J’ai reçu vos deux derniers volumes ; mais je ne les ai pas encore lus, parce qu’ils me sont arrivés au moment où je faisais mes paquets pour venir ici et que mon domestique a eu la sottise de les mettre dans une malle qui restait à Paris. Je ne puis donc vous envoyer le blâme auquel vous paraissez vous attendre. Je n’ai cessé, du reste, d’être fort divisé avec moi-même quand il s’agit de cet ouvrage : je désapprouve le livre et aime l’auteur et ai quelquefois de la peine à me retrouver dans des sentimens si contraires. Ce que je désapprouve du reste dans le livre, je vous l’ai déjà dit, ce n’est pas la façon, tant s’en faut, c’est la tendance que je crois dangereuse. Si nous péchions par excès d’enthousiasme et de confiance en nous-mêmes comme nos pères de 89, je regarderais votre ouvrage comme une douche salutaire. Mais nous sommes arrivés malheureusement dans l’excès contraire. Nous n’estimons plus rien, à commencer par nous-mêmes ; nous n’avons foi en rien, pas même en nous-mêmes. Un ouvrage qui cherche à nous prouver que