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Page:Revue des Deux Mondes - 1907 - tome 40.djvu/942

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agir en accord avec le temps et le lieu où l’auteur les a placés. » Leurs actes doivent nous être présentés de telle manière que, par degrés, sous l’influence des événemens extérieurs, ils nous fassent assister à la formation ou au développement de leur « caractère. » Mais surtout leurs discours doivent être appropriés à leur situation, et toujours simples et naturels, jusque dans les momens les plus pathétiques, afin de nous donner ainsi, directement, l’illusion d’une réalité semblable à celle de notre vie propre. Voilà quelles sont, de l’avis du comte Tolstoï, les conditions indispensables de la beauté artistique, dans une comédie ou un drame ; et le critique emploie tout son écrit à nous démontrer que ces conditions de la beauté artistique manquent entièrement dans l’œuvre de Shakspeare. Aussi bien dans les drames que dans les comédies de cet écrivain, jamais l’action n’est conforme à notre réalité habituelle : jamais les personnages ne nous font assister au développement de leur caractère, ni ne s’expriment ainsi qu’il conviendrait à leur situation ; jamais ils « ne vivent, ne pensent, n’agissent, ni ne parlent, en accord avec le temps et le lieu où ils sont placés. » Pour nous rendre plus claire cette démonstration, Tolstoï oppose, à l’intrigue du Roi Lear que nous connaissons, celle d’un autre vieux drame anglais sur le même sujet, — d’un drame très sage, très proche vraiment de notre humanité habituelle, et parfois très touchant dans sa simplicité. Là, toutes les actions des personnages s’expliquent le plus naturellement du monde, et tous leurs discours sont tels, exactement, qu’on pouvait les attendre de leur situation, tels que nous les tiendrions nous-mêmes, à leur place, dans les circonstances particulières où l’auteur les a mis. Quelle différence avec le drame incohérent, excessif, impossible, de William Shakspeare !


Pour étrange que cette opinion puisse paraître aux admirateurs de Shakspeare, le vieux drame est infiniment meilleur, sous tous les rapports, que l’adaptation qu’en a faite Shakspeare. Il est meilleur : 1° parce qu’on n’y trouve point de personnages inutiles, qui ne font que distraire l’attention du spectateur ; 2° parce qu’on n’y trouve point, comme dans l’adaptation shakespearienne, des scènes absolument fausses, contraires à toutes les lois de la vraisemblance, des scènes comme la course du vieux roi sur la lande, comme ses dialogues avec le bouffon, etc. ; et, surtout, 3°, parce que, dans ce vieux drame, le roi Lear et sa fille Cordélia ont un caractère profondément simple et naturel, qui ne se retrouve point dans le drame de Shakspeare.


Tout cela pourra, en effet, paraître singulier à ceux qui ne connaissent point de près l’œuvre de Shakspeare : mais tout cela