en Shakspeare un grand « observateur, » je ne serais pas éloigné de penser qu’ils ont été dupes d’une « auto-suggestion, » presque autant que ceux qui nous ont présenté l’auteur d’Hamlet comme un grand politique ou un grand botaniste. En vérité Shakspeare n’a été, du commencement à la fin de son œuvre, rien autre chose qu’un grand « poète : » et c’est de quoi le comte Tolstoï ne s’est pas aperçu, empêché qu’il en était par sa définition toute réaliste de la beauté dramatique, de même qu’un sourd-muet, empêché par le manque du sens de l’ouïe, ne s’aperçoit point de la vraie portée de mouvemens et de gestes qu’il ne juge que d’après son idéal, tout visuel, de la beauté plastique.
Ce caractère « exagéré » que Tolstoï découvre dans l’œuvre de Shakspeare, c’est lui précisément qui constitue, dans cette œuvre, la part du « poète ; » et c’est lui, et lui seul, qui y touche profondément tous les cœurs qu’une idée préconçue ou une infirmité native n’ont point rendus sourds à la voix divine de la poésie. Reprenons toute la série des objections que vient de faire le comte Tolstoï à l’intrigue et aux discours du Roi Lear ; autant chacune d’elles est juste, si nous admettons l’idéal réaliste du critique russe, autant elle nous paraît fausse et monstrueuse si nous avons le sentiment de la valeur purement « poétique » de l’œuvre et du génie de Shakspeare. Entre la vieille pièce du Roi Lear et l’ « adaptation » qu’en a faite le poète anglais, la différence est, exactement, celle qui sépare une œuvre de prosateur d’une œuvre de poète. D’un côté la vraisemblance et la simplicité ; des actes parfaitement naturels, et qui s’expliquent à nous le plus clairement du monde ; des paroles bien en situation, nous révélant des caractères tout voisins des nôtres ; et puis, de l’autre côté, le drame shakspearien, avec son désordre, son invraisemblance, son opposition incessante aux règles de l’idéal réaliste en matière d’art dramatique, mais avec ce souffle prodigieux de passion, et cette extraordinaire floraison d’images, et cette musique infiniment mystérieuse, infiniment puissante, qui, de siècle en siècle, malgré l’insuccès des représentations, et malgré toutes les fautes signalées par Tolstoï et mille autres encore, élèvent le Roi Lear au-dessus de tout le reste des chefs-d’œuvre du théâtre, et sans cesse vont l’animant de plus de vie et de plus de beauté. Lorsque le vieux Lear, dans les diverses situations que j’ai mentionnées tout à l’heure, manque à la vraisemblance par des discours « exagérés et hors de propos, » le comte Tolstoï, au point de vue où il se place, a bien raison de le lui reprocher : mais nous, qui sentons plus ou moins vaguement la nature