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des passagers du bac, pendant que ceux-ci se pressaient sur la passerelle, tous ayant les yeux fixés sur lui, avec une même question sur leurs traits anxieux. Et l’homme, d’un seul mot, leur donnait la réponse, le nom qu’ils avaient hâte d’apprendre, — le nom d’un cheval. Et bientôt ce nom courut par toute la foule comme l’éclat d’une torche, illuminant tous les visages d’une excitation nerveuse ; et j’eus clairement l’impression qu’il n’y avait point là un seul homme pour qui ce nom de cheval n’eût point une signification grave, une importance vitale. Ce moment d’incertitude frémissante et cette tension d’âme qui précédaient la connaissance du résultat de la course, sans doute cela faisait partie, pour un bon nombre de ces hommes, du plaisir qu’ils avaient acheté en soutenant le pari, et que la plupart d’entre eux avaient payé d’un prix désastreusement disproportionné. Mais je me demandais combien des maisons où ces hommes se préparaient à rentrer allaient être, tout à l’heure, profondément bouleversées par la nouvelle ainsi révélée, et combien il y aurait de familles qui, demain, se trouveraient face à face avec la ruine, tandis qu’elles avaient pu vivre jusqu’alors relativement à leur aise et sans inquiétude.


Effrayée des progrès de cette folie du jeu, la police a défendu aux bookmakers d’exercer leur industrie en public, dans les cabarets et aux portes des usines ; et il va sans dire que les bookmakers ont, bientôt, découvert toute sorte de moyens de passer outre à une telle défense : mais, en même temps, celle-ci leur a suggéré l’idée d’aller offrir leurs « tuyaux » de maison en maison, en s’adressant de préférence aux femmes des ouvriers. En voici un qui, la bouche pleine de belles promesses, aborde une pauvre femme toute préoccupée de la manière dont elle pourra nourrir sa famille, jusqu’au vendredi suivant, avec les quelques shillings qui lui restent en poche ! Qu’elle en risque seulement deux, de ces shillings, et l’aimable visiteur lui garantit qu’elle aura les plus grandes chances de gagner, ce soir même, dix livres sterling ! Comment se refuserait-elle à l’écouter ? Elle donne les deux shillings ; et malheur à elle si elle les perd, car elle sera désormais tourmentée du désir de les regagner ; mais malheur à elle, surtout, si elle gagne, car il n’y aura plus désormais argumens ni expérience qui pourront détruire en elle le souvenir de ce premier gain ! Et ainsi toutes les familles ouvrières de Middlesbrough mettent leur espoir de fortune dans le pari aux courses ; et lady Bell nous les montre s’attachant de plus en plus passionnément à l’habitude du jeu, jusqu’au jour, plus ou moins éloigné, mais fatal, de la catastrophe. Tantôt nous voyons une rue entière précipitée à sa ruine par la chance désastreuse de l’un de ses habitans, qui naguère s’est trouvé avoir gagné, d’un seul coup, vingt livres sterling. Tantôt nous entrons dans une maison très proprement tenue, mais presque vide, dépouillée de ses meubles les plus