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Page:Revue des Deux Mondes - 1907 - tome 41.djvu/473

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Étant allée faire visite, un jour, à une vieille femme je la trouvai tenant sur ses genoux un enfant nouveau-né. Cette femme avait deux filles, dont une mariée. « Votre petit-fils ? — lui demandai-je, en lui désignant le bébé. — Oui ! répondit-elle, toute fière. — Un enfant de Fanny, je suppose ? — repris-je (Fanny était le prénom de la fille mariée). — Non ! — répliqua la vieille femme, avec une expression de défi, — non, c’est de mon autre fille ! » A quoi elle ajouta, comme pour se mettre sur la défensive contre toute critique ou désapprobation possible : « Et une vraie chance, encore, pour ma Nelly ! Car, ainsi, elle a eu l’enfant et n’a pas eu l’homme : un vrai vaurien, et dont la voici déjà débarrassée ! » Une telle réponse représente un état d’esprit de plus en plus commun, dans la classe ouvrière. Et de plus en plus aussi, à visiter des ménages réguliers et irréguliers, l’observateur se pénètre de cette vérité, que l’habitude systématique de conseiller le mariage est bien loin d’être toujours la plus sage des manières d’agir et la plus charitable, soit dans un cas du genre de celui que je viens de citer, soit même dans le cas d’une union plus solide. Dans beaucoup de ces cas, en effet, la liberté que conserve la femme de pouvoir s’en aller quand il lui plaira lui donne une prise sur son compagnon, et empêche celui-ci de la maltraiter. Je me rappelle notamment l’histoire d’un jeune couple qu’une « visiteuse » trop bien intentionnée avait décidé à régulariser sa liaison, après plusieurs années de libre vie commune : dès le lendemain du mariage, l’attitude de l’homme avait complètement changé, et l’existence de la femme, jusqu’alors assez heureuse, était devenue un véritable enfer.


Mais est-ce donc chose tout à fait certaine, comme semble le croire l’observatrice anglaise, qu’aucun remède ne soit plus possible, aujourd’hui, à la déchéance morale de l’ouvrier de Middlesbrough ? Si nombreux et si graves que nous apparaissent les signes de cette déchéance, faut-il vraiment que ses témoins se résignent à ne plus rien essayer, désormais, pour empêcher qu’une race d’hommes dépouille jusqu’aux derniers attributs de son humanité ? Lady Bell nous apprend que, dès l’année 1901, où la population totale de Middlesbrough était de 97 000 habitans, plus de 70 000 de ceux-ci avaient cessé de fréquenter les églises, et vivaient sans l’ombre d’une pratique, — ni même d’une croyance, — religieuse quelconque : et j’avoue que, parmi les divers symptômes d’ « annualisation » qu’elle nous a décrits, je n’en ai point trouvé de plus décourageant. Je ne vois pas non plus que, tout au long de son livre, elle ait fait mention, une seule fois, de quelque chose d’équivalent à ces clubs ou à ces meetings socialistes qui souvent, pour d’autres populations ouvrières, dans d’autres pays, ont remplacé la messe, le prêche désertés. Les rêves fumeux de l’ivresse et la brutale émotion du jeu : à cela se Rome, décidément, toute la « catégorie de l’idéal, » pour les ouvriers de la grande cité anglaise, et pour leurs femmes et pour leurs enfans.