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millionnaires, il y a énormément de garçons de café, — dans les restaurans de San Francisco la moitié du personnel subalterne est français ; — il y a des cochers, des cuisiniers, des ouvriers d’art, et aussi des professeurs, des architectes, des commissionnaires en marchandises, tous métiers distingués ou vulgaires dans lesquels on gagne peu, mais où l’effort est modéré et surtout exempt de hasards.

Le Français n’a-t-il donc pas le goût des affaires ? N’en a-t-il pas le sens ? N’a-t-il point assez l’ambition de l’argent ? Ce n’est ni un paresseux, ni un sot ; mais, autant il est porté à rechercher en France pour ses capitaux les placemens de tout repos, autant il affectionne au dehors pour sa personne, même lorsqu’il s’expatrie, les « emplois de tout repos. » Cet homme ultra-prudent n’est point un « risqueur » et, par là, il est aussi peu Américain que possible ; car l’Amérique ne grandit et ne prospère que parce que ses citoyens laborieux et intelligens sont tous des risqueurs. Il est clair que l’esprit de risque, c’est le goût des entreprises ; c’est la richesse d’une nation.

Aussi les États-Unis ont-ils toujours plus d’affaires que d’argent, et, quoique riches, se mettent parfois dans l’embarras, lorsque leurs affaires vont si vite que l’argent a peine à les suivre. Nous avons vu, il y a quelques mois, l’une de ces crises, périodiques à New-York ; elles sont funestes aux purs spéculateurs de Bourse et fructueuses aux capitalistes qui profitent d’un krack passager pour hospitaliser dans leurs portefeuilles des actions brusquement tombées à 30 et 40 p. 100 au-dessous de leurs cours de la veille.

Comme les affaires tournent dans un cercle, il est toujours difficile de dire où commence la contraction et combien loin elle doit s’étendre. Mais il semble que cette fois il y ait là-bas quelque chose de plus qu’une crise d’argent, et l’on peut se demander si le tempérament américain va changer. Jusqu’ici, la « liberté chérie, » que l’on chante à Paris, était pratiquée surtout au-delà des mers, dans ce pays sans entraves où les cars électriques ne sont jamais réputés complets, tant qu’une créature humaine peut s’y infiltrer, où, même lorsque l’intérieur et la plate-forme sont bondés, de nouveaux voyageurs se hissent à force de bras sur le toit, s’accrochent par derrière comme des singes, dans le vide, à quelque anfractuosité du véhicule. On peut qualifier de pays du « laissez faire, » du « laissez passer »