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peuvent affecter sa magnificence ; mais le tiers est déjà escamoté. Je crains fort, en présence de la demande croissante des permis d’adduction d’eau, que les gouverne mens ne fassent céder peu à peu les beautés de la nature devant les besoins de la civilisation. Ceci tuera cela, dirait Victor Hugo.

Le Niagara chutera un jour à huis clos. Les canaux, qui déjà le happent par minces filets, se multiplieront ; ils le boiront par petites gorgées et l’avaleront dans leurs puits de 45 mètres de hauteur, pour l’évacuer, impuissant, 1 500 mètres plus loin, où l’eau reparaît à la lumière après avoir actionné, suivant son volume, dix, vingt ou trente dynamos de 5 000 chevaux chacune. Des enfans, en abaissant une manette, enchaînent ou libèrent la puissance du monstre, qui envoie la lumière, la chaleur et la force dans un rayon de 200 kilomètres, au bout d’un fil. Goutte à goutte la cataracte quittera son lit, et ses « affreux mugissemens, » divisés dans les turbines d’une quinzaine de sociétés anonymes, ne se feront plus entendre qu’en détail.

Que le fait se réalise ou non, l’industrialisation du Niagara c’est le symbole de cette vie utile, de cette vie commode, dont les Etats-Unis offrent le parfait modèle. Il nous donne la vision future d’une humanité merveilleusement confortable ; non pas plus belle pourtant, ni surtout plus haute, si la foudre venait à être tellement occupée sur terre à faire marcher les tramways, les lampes et les téléphones, qu’elle n’ait plus le loisir ou la force de scintiller en éclairs dans le ciel et d’illuminer les nuages.


Vte G. D’AVENEL.