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Une chronique, sans le moindre souci de ces « unités » d’action, de temps, et de lieu, que notre éducation latine nous contraindra toujours à exiger dans un roman : tel a été, depuis Gœthe jusqu’aux dernières années du siècle passé, en Allemagne, l’idéal favori du roman, aussi bien pour les romanciers que pour leurs lecteurs. Tantôt c’était le cours entier d’une existence humaine qui formait le sujet d’un roman, tantôt c’était la peinture de toute une époque, ou de tout un pays. Parfois l’auteur s’en tenait à un seul personnage, et tâchait à le suivre dans les plus menus détails de ses sentimens, pensées, et occupations ordinaires ; ou bien il s’amusait à en évoquer une centaine, plus ou moins entremêlés par les hasards de leur condition, et dont chacun, tour à tour, s’avançait au premier plan du récit, et puis s’en allait pour ne plus reparaître, trop heureux de nous avoir amusés ou attendris un instant. Et non seulement la différence était extrême entre la manière française et la manière allemande de comprendre le sujet, la nature, et la portée du genre, mais la même différence se retrouvait encore dans les deux manières d’écrire, de pratiquer les divers artifices de la composition et du style : à tel point qu’on avait presque l’impression que les romanciers allemands évitaient à dessein de donner un relief un peu fort à leurs images ou au rythme de leurs phrases, par crainte d’ôter à l’ensemble son allure de chronique alignant patiemment, bout à bout, une foule infinie de petites émotions et de petits faits.

Au service de cet idéal, directement issu du génie de leur race, plusieurs générations d’écrivains ont employé une adresse, un talent merveilleux ; et je ne saurais dire quelle délicate et belle variété se cache sous l’uniformité apparente des centaines de romans qu’elles nous ont laissés. Aussi bien, la définition même du genre s’accommodait-elle de cette variété, en permettant au romancier d’épancher librement, devant son lecteur, le courant tout entier de ses rêves et de ses pensées, sans avoir à s’inquiéter des limites qu’impose toujours plus ou moins, chez nous, le respect traditionnel de l’unité d’action. Prise en bloc, je ne serais pas étonné que l’œuvre des romanciers allemands du XIXe siècle dépassât toute l’œuvre de leurs confrères étrangers, à la fois pour la richesse de l’observation réaliste et pour l’abondance de l’invention poétique. Lorsque l’on voudra se rendre compte de ce qu’a été la vie matérielle et morale de l’Allemagne