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particulier, a beau nous avouer sa déchéance morale de « femme entretenue ; » nous ne voyons toujours en elle qu’une pauvre jeune Allemande parfaitement innocente et bonne, se laissant aller au gré de sa destinée, mais sans que l’atmosphère de vice et de dépravation qui l’entoure corrompe jamais l’ingénuité de son petit cœur. Son inconscience même est trop naïve pour que nous songions à nous en étonner ; et sa vie nous est racontée trop simplement, d’un ton trop naturel et trop uniforme, pour que nous ayons le loisir d’en déplorer l’immoralité. Seuls, ses remords et son désespoir nous surprennent, lorsque, d’aventure, il lui arrive de nous en faire part, comme si une autre personne, une héroïne romantique que nous ne soupçonnions point, essayait tout à coup de se substituer à la placide et aimable Dida Ibsen que nous connaissions.

Nous lisons cette longue « histoire, » et toute la série des romans de la même école, avec l’impression d’avoir rencontré déjà des récits tout semblables, mais non pas, à coup sûr, chez nos « naturalistes, » ni dans l’œuvre d’aucun romancier « moderne, » français ou étranger. Où donc avons-nous vu des « femmes perdues » nous faisant ainsi l’aveu de leurs « égare-mens, » du ton dont elles nous raconteraient les aventures les plus ordinaires, et nous promenant à travers une foule d’épisodes sentimentaux ou comiques, sans que la conscience de leur chute vienne jamais altérer la calme familiarité de leurs souvenirs ? C’est dans de très vieux livres que nous sont apparues ces aïeules de Dora Ibsen, dans les « chroniques » de Daniel de Foë, de Fielding, de l’abbé Prévost, des premiers créateurs du genre du roman. Tout comme les héroïnes, éminemment « modernes, » de Mme Bœhme et de ses confrères, les héroïnes de ces lointains conteurs se sont amusées à étaler, devant nous, la série désordonnée de leurs confidences, avec la même impudeur ingénue et tranquille, la même résignation aux « coups de la destinée, » le même mélange caractéristique de perversité et de bonhomie. A force de vouloir affirmer leur audacieux dédain pour les préjugés moraux et les routines littéraires de leur temps, les nouveaux romanciers naturalistes allemands ont reculé de deux siècles, et ramené le genre à son point de départ !