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y reconnaissons tant de souvenirs et les traces d’émotions restées si vives, que notre jugement n’est plus tout à fait libre. Il nous faut un effort pour nous détacher de cette poésie « qui ressemble à notre jeunesse, » et pour l’apercevoir du dehors. Aussi bien notre tâche doit-elle être moins d’apprécier l’œuvre du poète qui vient de disparaître, que d’en marquer la place dans la suite de l’histoire littéraire et d’en définir le caractère essentiel. Cette originalité de Sully Prudhomme tient tout entière dans un mérite qu’il est le premier à avoir possédé d’une façon complète et exclusive : il est, plus que personne, le poète de la vie intérieure. D’autres avant lui, — et Musset plus qu’eux tous, dans le dernier siècle, — ont su lire dans le cœur humain, et se sont souciés d’en compter les battemens. Mais lui le premier il a consacré tout son art à décrire les états de l’âme qui se replie sur elle-même, et s’isole de ce qui l’entoure, uniquement attentive à surveiller les phénomènes dont elle est le théâtre. Cette curiosité psychologique, Sully Prudhomme nous l’a rapportée, à une époque où la littérature y était chez nous presque entièrement étrangère. L’instrument poétique a été entre ses mains l’outil de l’analyse. Il a fait entrer dans la poésie les nuances les plus délicates de la vie de l’âme, et qui n’avaient pas encore été notées.

Comment Sully Prudhomme est-il devenu ce poète des fines analyses et de la rêverie mélancolique ? Et qu’y avait-il dans sa nature qui l’y prédisposât ? Une sensibilité excessive, souffrante, et sur laquelle tout fait blessure, tel semble bien avoir été chez lui le fond premier, celui où toute sa poésie va plonger et prendre racine. Est-ce affaire d’hérédité ? A-t-il passé en lui un peu du mysticisme lyonnais ? Sa mère lui a-t-elle légué la douleur d’un incurable idéalisme ?


Quand tu m’aimais sans me connaître,
Pâle et déjà ma mère un peu,
Un nuage voguait peut-être
Comme une île blanche au ciel bleu…

Tu crias : Des ailes, des ailes !
Te soulevant pour défaillir ;
Et ces heures-là furent celles
Où tu m’as senti tressaillir.

De là vient que, toute ma vie,
Halluciné, faible, incertain,
Je traîne l’incurable envie
De quelque paradis lointain.


A rencontre de la plupart des lyriques, Sully Prudhomme a été