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ce qui s’offre à eux. L’esprit essaie de tout saisir ; mais trop de sensations neuves se présentent. Le souvenir des choses vues, l’attente des surprises prochaines se heurtent, se gênent, se contredisent. La mémoire des jours écoulés, des coins dénature qui furent chers, des œuvres d’art qui émurent le plus, se mêle au désir des heures ardentes que nous allons vivre en un décor nouveau, — et tout cela se fond en une délicieuse mélancolie, à la fois joyeuse et triste, en une sorte de griserie hostile à tout travail, que connaissent et savourent les vrais voyageurs. Alors, suivant le conseil de Renan, il faut se borner à « ouvrir notre âme aux douces impressions des choses. » Plus tard seulement, lorsqu’il y a un certain recul, tout se met en place. Quelques mois après un voyage, nous sommes un peu comme au haut d’une montagne d’où les villes, les collines, les fleuves nous apparaissent à leur juste valeur. Toutes les heures où s’exaltèrent notre imagination et notre sensibilité prennent alors leur véritable physionomie, leur charme propre. Nous n’avons qu’à les évoquer. Pareilles à de riches fontaines aux eaux toujours vives, elles nous versent, à notre gré, du plaisir et de la beauté.

Quand j’arrive à Pérouse, le jour tombe dans une fulguration de soleil. L’énorme globe de feu disparaît à moitié derrière les monts du Trasimène. Sous ses obliques rayons, la route et les murailles ont des reflets sanglans. Des lueurs d’incendie s’allument aux vitres des croisées, aux verrières des toits. Le ciel est un gigantesque brasier où les collines, au couchant, semblent flamber. La poussière même est lumineuse. Les moucherons qui la traversent luisent comme de mobiles grains de phosphore. C’est par un soir pareil que Ruskin dut faire cette entrée à Sienne dont son imagination fut si frappée qu’il se la rappelait encore aux ultimes heures de sa vie : « Comme elles brillent les mouches de feu ! Comme elles brillent ! On dirait des parcelles d’étoiles se mouvant derrière des feuilles de pourpre… »

Le Giardino di Fronte, balcon accroché à la montagne qui s’élance au-dessus de la vallée comme l’éperon d’un navire sur les flots, est la merveille de Pérouse. Presque toutes les cités de Toscane et d’Ombrie ont ainsi des terrasses admirablement situées d’où l’on domine la plaine et qui, plus que pour l’attaque ou la défense, furent choisies pour la joie des yeux. Sans frais, les