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La reine Victoria au roi des Belges.


Osborne, 20 décembre 1861.

Mon très cher et excellent Père,

Car je vous ai toujours aimé comme tel ! La pauvre petite orpheline de huit mois est maintenant une malheureuse veuve de quarante-deux ans, dont le cœur est complètement brisé ! Il n’existe plus pour moi de bonheur dans la vie ! le monde entier ne m’est plus rien ! Si je dois continuer à vivre, et je ne ferai rien pour que mon étal s’aggrave, ce sera pour nos pauvres enfans orphelins, — pour mon infortuné pays qui a tout perdu en le perdant, — et pour faire uniquement tout ce que je sais et je sens qu’il aurait désiré que je fisse : car il est près de moi — son esprit me guidera et m’inspirera ! Mais être séparés au printemps de la vie, — à quarante-deux ans voir détruit notre foyer pur, heureux et paisible, qui seul me rendait capable de supporter une tâche si détestée, alors que j’avais espéré, avec une certitude instinctive, que Dieu ne nous séparerait jamais et nous laisserait vieillir ensemble, — bien qu’il parlât toujours de la brièveté de la vie, c’est trop affreux et trop cruel ! Et cependant ce doit être pour son bien, pour son bonheur ! Sa pureté était trop grande, son idéal trop élevé pour ce monde malheureux et méprisable ! Ce n’est que maintenant que sa belle âme jouit de ce dont elle était digne ! Et je ne veux pas l’envier, — je prierai simplement afin que la mienne soit purifiée par cette épreuve et que je mérite d’être réunie à lui pour l’éternité, — heure bénie à laquelle j’aspire ardemment. Mon cher, très cher oncle, comme vous êtes bon de venir ! Ce me sera une consolation indicible, et vous pouvez avoir beaucoup d’influence en disant aux gens de faire ce qu’ils doivent. Je ne parle pas de mes excellens serviteurs personnels, — surtout le pauvre Phipps, — car il n’est pas possible d’être plus dévoués ; ils ont le cœur brisé et souhaitent uniquement vivre comme il le désirait…

Toujours votre malheureuse enfant dévouée,

VICTORIA R.