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conseillent à leur fille de divorcer. Mais elle, dans son âme d’aristocrate, estime que ce serait une lâcheté. Encore ne sait-elle pas le secret du drame. Brachard le lui révèle. Comme Samson ébranlant les colonnes pour s’ensevelir avec les Philistins dans le même désastre, il s’est fait sauter pour perdre Jérôme. Coup d’une audace inouïe ! Preuve d’amour telle qu’aucune autre femme n’en a jamais reçue ! Émue, touchée, Anne-Marie tâchera d’aimer ce mari si terriblement amoureux.

Comme tout cela est compliqué, amené de loin, péniblement déduit ! Étant donné la manière de M. Bernstein, cette lenteur est un défaut irrémédiable. Dans la Rafale, dans le Voleur, le drame était tout de suite lancé à fond de train. Nous étions, dès le début, empoignés par la situation ; l’auteur ne nous lâchait plus : nous n’avions pas le temps de nous reconnaître. Nous avons cette fois tout le loisir de réfléchir. Nous apercevons ce qu’il y a sous tout ce fracas, derrière cette façade de violence : c’est la convention toute pure ! Et tel est le tort impardonnable de M. Bernstein. De tous côtés on lui reproche que son art est brutal, que ses personnages ont une mentalité d’apaches, et parlent le langage des boulevards extérieurs. Cela ne doit guère le surprendre. Il sait tout cela, et il est en droit de nous répondre que cette brutalité est voulue.

Il n’oublie qu’un point et que voici : la brutalité n’a d’excuse que si elle sert à traduire plus de réalité. Or l’art de M. Bernstein est fait du mépris de toute réalité. Combien n’avait-on pas raillé jadis le Maître de Forges et son plébéien amoureux d’une fille noble : « Fille orgueilleuse ! je te briserai… » La situation est-elle devenue moins conventionnelle parce que Brachard, au lieu d’un ingénieur, est un portefaix ? C’est de l’Ohnet exaspéré.

Pas un seul instant nous ne pouvons admettre que les personnages du Samson existent. Tout juste arrivons-nous, en faisant appel à nos souvenirs littéraires, à expliquer, tant bien que mal, l’obscure psychologie d’Anne-Marie. Cette jeune aristocrate a quelque lien de parenté avec Mathilde de la Môle de Le Rouge et le Noir. Comme l’héroïne de Stendhal, elle est, elle aussi, une beyliste. Elle a le goût du hasard et de l’imprévu, de tout ce qui tranche sur la régularité de notre société policée, et sur la médiocrité de nos caractères effacés. Elle aime « l’énergie. » C’est un mirage d’héroïsme qui l’a attirée vers le cynique Le Govain. C’est maintenant son mari qui lui apparaît comme un être extraordinaire, de la race des grands aventuriers.

Mais Brachard ! On ne sait si le bonhomme est plus insupportable