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cause sa beauté prétendue ; dans le second, c’est par le canal des sens une impression heureuse ou malheureuse de notre sensibilité même, — c’est-à-dire purement esthétique. On ne saurait, ainsi, du mot de l’ingénieur : « Une belle machine, » tirer le moindre argument en faveur de ce qu’on appelle communément la beauté.

Gardons-nous, enfin, de confondre l’émotion esthétique qui est désintéressée avec l’idée de l’utilité et la joie due à la vue du bon outil, la gratitude envers lui, la vision des grands spectacles ou des fortes sensations qu’il nous procurera. Ne confondons pas la beauté du serviteur avec la beauté du service rendu. On admire, passant sur l’horizon, la fine voilure d’un bateau sur lequel on ne devra jamais partir, le vol d’un pétrel qu’on ne songe pas à capter. Mais si, par hasard, on se découvre quelque joie à la vue d’un automobile, c’est qu’en le regardant, on aperçoit autre chose. La promesse d’une vie nouvelle est dans son capot ; chacun de ses cylindres vaut le don d’une partie du monde. Les couleurs de ses cuivres, de son bronze ou de son acier sont celles de la terre conquise et des races traversées. Son toit est le toit mouvant qui convient sous tous les cieux : c’est la roulotte idéale rêvée depuis des siècles par tout ce qu’il reste d’instinct migrateur dans nos cœurs de sédentaires. Ce grand voile de l’espace qui était entre nous et les pays de rêve, il le déchire. Cette chaîne et ce boulet que nous mettait aux pieds l’attraction physique et morale du sol, il les brise, et, lancés si vite que nous perdons la sensation du contact avec la terre, voici que les champs, les sillons, les villages, les clochers, les montagnes, les hautes maisons ouvrières, révélant à chaque fenêtre une vie immobile ou un monotone labeur, les ménagères sur le pas de leur porte, les foules endimanchées sur les places, les flèches des cathédrales et les cheminées des usines, les charrues lentes et les troupeaux pétrifiés, les fleuves qui descendent des montagnes, et les forêts profondes qui y montent et s’étendent sur elles « comme l’ombre de Dieu », tout cela se dresse, se déplie, se renverse, se replie et s’entasse derrière nous, horizon par horizon, comme les pages immenses d’un livre d’images que nous feuilletons sans même avoir la peine de les tourner. Ne cueillir des choses qu’une promesse ou qu’un éclair, de l’heure qui sonne au vieux clocher déjà disparu qu’une vibration, de la futaie déjà passée qu’une feuille, des visages qu’un sourire inachevé ou