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Page:Revue des Deux Mondes - 1907 - tome 42.djvu/921

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doucement résigné, et toujours transformant en beaux rêves fleuris les tristesses ou les laideurs de la réalité. Il est gauche, timide, incurablement naïf, et, pour comble de malechance, boiteux ; sa jeune femme le méprise, ses camarades refusent de le prendre au sérieux, et un frère qu’il voudrait aimer repousse ses avances, faute de pouvoir, avec sa grosse santé de corps et d’esprit, comprendre les désirs ni les peines de ce cœur malade ; et lui, toujours il poursuit son « voyage » en ouvrant sur le monde un gentil regard étonné, et la mort même n’altère point la mélancolique sérénité de sa rêverie. Certes, nous sommes en droit d’attendre beaucoup d’un écrivain qui a su concevoir et exécuter ce portrait de poète : sans compter que, autour de son charmant héros, l’auteur a esquissé quelques autres figures non moins vivantes et originales, dans les rôles accessoires qu’il leur a prêtés.

En contraste absolu avec M. Forster, un autre jeune écrivain, M. John Galsworthy, est peut-être le plus adroit des nouveaux romanciers de son pays. Je n’en sais point à qui s’applique mieux l’épithète anglaise clever, signifiant à la fois l’habileté de l’esprit et celle de la main. Les deux romans que M. Galsworthy a publiés coup sur coup, Un Propriétaire et La Maison de campagne[1], abondent en tableaux évidemment très fidèles des mœurs et de l’existence intime de la bourgeoisie « cossue ; » et l’auteur nous décrit ce milieu particulier avec une précision un peu sèche, un sang-froid ironique, que l’on a aussitôt comparés à ceux de Thackeray, quoique la manière de M. Galsworthy se rapproche bien plutôt de celle de M. Paul Hervieu et d’autres « ironistes » français d’à présent. Des types savoureux de propriétaires campagnards, de puissans boursiers, de femmes ennuyées ou dépravées, surgissent devant nous, sous le prétexte d’une intrigue toute simple et assez banale : et nous devinons que l’auteur les a patiemment étudiés à notre intention, et que, s’ils sont fiers de leur fortune et de la qualité de leurs vins, il n’est pas, lui-même, sans éprouver un légitime orgueil à l’idée de les connaître aussi parfaitement. Parfois, en vérité, le lecteur souhaiterait d’échapper, un moment, à la considération de ces êtres égoïstes et vides, en compagnie d’une figure plus sympathique ; mais le petit dépit que risque de nous inspirer

  1. A Man of Property, et The Country House, par J. Galsworthy, deux vol. Londres, librairie Heinemann, 1906 et 1907.