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il suffit d’être celui d’un huissier ou d’un pharmacien. Tout cela serait jugé parfaitement ridicule aux États-Unis.

En revanche, nous possédons en France un bon lot de « sans travail, » appartenant à tous les mondes, hommes distingués ou de médiocre état, qui se contentent du titre de « propriétaires. » Ils ne s’en contenteraient pas en Amérique, où ceux mêmes qui ne font pas grand’ chose veulent avoir l’air de faire quelque chose, tandis qu’en France ceux qui travaillent n’osent pas toujours dire à quoi.

Certes, le temps n’est plus où « vivre noblement » et plus tard « vivre bourgeoisement » signifiait vivre sans rien faire ; mais il demeure en France, suivant les milieux, une foule de métiers qui peuvent ne pas être « sots, » mais qui ravalent plus que d’autres ; tandis qu’un seul état semble avilissant dans cette Amérique où l’argent est si estimé : c’est celui de l’homme qui vit, sans profession, du fruit de son argent.

Un pareil esprit ne se crée pas évidemment par décret ; le législateur y serait bien impuissant. Il s’établit et s’impose par une pente naturelle. Les Américains n’y ont peut-être pas eu beaucoup de mérite ; ils n’en recueillent pas moins le bénéfice. Il n’y a pas plus d’Anglais ou d’Allemands que de Français qui aillent vivre en Amérique « pour leur plaisir. » Les États-Unis nous envoient des riches qui veulent se reposer ; nous leur envoyons des pauvres qui veulent se donner de la peine. Cette sélection de travailleurs, triés spontanément à travers le vieux monde, est une élite, je ne dis pas d’intelligence, mais à coup sûr de volonté. C’est l’élite qui, placée au dernier rang dans une foule, joue adroitement des coudes, s’appuyant, pressant d’une façon douce et continue sur les voisins qui lui semblent les plus débonnaires, s’excusant si une pression trop forte a décelé son manège, mais continuant ce mouvement insensible qui semble l’effet d’un poids plutôt que d’une poussée. Cette élite finit par passer le bras, l’épaule, le corps suit.

La volonté, c’est la constance dans l’effort. Elle se double de la hardiesse, de la tactique offensive, d’où est née cette gasconnade transatlantique qui se nomme le bluff. Le « bluff » offre des avantages péremptoires. Sa puissance repose sur ce qu’il est naturel à l’homme de croire ce qu’il lit, ce qu’il entend. La défiance, l’esprit critique, n’agit qu’en seconde ligne et, chez la plupart des êtres, il n’agit pas.