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l’une sereine et silencieuse, l’autre bruyante et agitée, la France suit doucement la première, l’Amérique se précipite dans la seconde. Elle agit ainsi pour gagner plus d’argent. L’argent est-il vraiment utile ? En comparant les deux types les plus opposés qu’il y ait sur le globe, l’Arabe du désert et l’Américain de Broadway, on voit l’Arabe aussi content de ne rien faire que l’Américain d’avoir de l’argent en travaillant. Au premier examen, on ne saurait dire lequel des deux a tort ou raison : l’argent n’est que pour procurer des jouissances, et sa plus grande jouissance, l’Arabe la possède sans effort puisqu’elle consiste à ne pas travailler.

Portons plus loin nos regards, élargissons notre horizon ; nous apercevrons ce que valent intrinsèquement les futiles délices du progrès et où nous devons placer la « terre promise. » Nous venons de faire en France une expérience décisive ; notre curiosité a de quoi être amplement satisfaite. L’avenir n’a plus rien à nous apprendre ; nous pouvons mourir sans regrets de ne point voir les révolutions superbes que réservent à l’humanité les siècles prochains. Ce seront des vanités pures.

Est-ce donc le résultat nécessaire de la civilisation de faner les fleurs en nos mains à mesure qu’elle nous les donne à cueillir, de nous prodiguer des pains qui se changent en pierres et de l’or qui se change en feuilles mortes ? Nullement ; mais le seul bonheur qui compte est celui que l’on n’a pas encore, que l’on espère et où l’on tend. Et il importe peu, pour être content, que ce bonheur de demain n’arrive pas, si l’on est capable d’y viser toujours et de n’en désespérer jamais.

Ceci revient à dire qu’il y a plus de bonheur, et un bonheur plus durable dans l’effort, c’est-à-dire dans le travail, que dans la jouissance. L’ouvrier américain est beaucoup plus riche que celui de France, puisque son salaire est double et que sa vie ne lui coûte pas plus cher. Aussi peut-il à son gré faire des économies ou se payer certains luxes. Mais ce n’est pas cette élasticité relative de son budget qui suffirait à combler ses vœux. Nous avons à Paris dix métiers où l’on gagne en une heure ce qu’en certaines provinces on ne gagne pas en un jour. Ceux qui exercent ces métiers lucratifs ne paraissent pas jouir d’une félicité parfaite ; car ce sont eux, parmi la population ouvrière, qui se plaignent le plus souvent.

Ce qui sauve le prolétaire américain de l’amertume et de