Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 43.djvu/278

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

interrogé à brûle-pourpoint : « Que dira-t-on de moi après ma mort ? » Ségur, en phrases grandiloquentes, commençait à s’étendre sur les regrets de la nation : « Pas du tout, interrompit l’Empereur. On dira : Ouf ! » Et d’un geste expressif il souligna l’exclamation. Maintenant, cette prophétie se réalisait à la lettre. Malgré tout le génie du chef et les prodiges d’une poignée de héros, l’invasion triomphante, l’entrée des alliés dans Paris, l’abdication de Fontainebleau, toutes ces nouvelles tombaient sur un peuple découragé, dont de trop longues fatigues et trop de sang versé avaient affaibli les ressorts. Les plus solides fidélités cédaient l’une après l’autre. Le 3 avril, lorsque le Sénat impérial, à la presque unanimité, vota la déchéance de Bonaparte et le rétablissement de la royauté bourbonienne, Ségur ne se refusa pas à suivre ses collègues : « Tout est fini, mandait-il mélancoliquement à son fils. Toute résistance doit désormais cesser. Il n’y a plus qu’à se résigner, à adhérer, à se conformer à l’exemple universel. »

La première Restauration créa le comte de Ségur pair de France. Il siégea sur les bancs de l’opposition libérale, combattant les mesures de colère et de réaction, qui allaient si promptement retourner l’opinion contre un régime dont on attendait l’apaisement et qui, trop fréquemment, pratiqua surtout la vengeance. « En dépit de la conduite plus prudente des princes et de Louis XVIII, écrira Philippe de Ségur, il nous eût fallu, pour vivre supportablement au milieu de ceux qui les entouraient, devenir transfuges de notre drapeau, renégats de notre gloire, traîtres enfin à tous nos souvenirs et à nos compagnons d’armes. » Cette irritation, cette révolte, le père l’éprouvait comme le fils. Pourtant, au retour de l’île d’Elbe, dans le conflit de sentimens qui se combattaient en son âme, il exprima d’abord la volonté de renoncer à tout rôle politique, de garder la neutralité dans la formidable querelle. Son imprudence, ou sa faute, si l’on veut, fut de prétendre expliquer à l’Empereur lui-même les raisons de cette attitude. « Lorsqu’on veut rompre avec une maîtresse impérieuse et longtemps adorée, il ne faut pas affronter sa présence, » remarque à ce propos Sainte-Beuve. Dès qu’il eut revu le grand homme, il subit l’ascendant et il retomba sous le charme[1].,

  1. Quand Napoléon fut relégué à Sainte-Hélène, le comte de Ségur proposa de le suivre dans son exil. L’Empereur n’accepta pas cette offre, mais il en fut vivement touché et, dans les dernières années de sa vie, on l’entendit plus d’une fois parler avec un accent de gratitude de cette marque de dévouement.