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et surtout les politiques, est certainement la plus rare. » Ainsi plaidait-il par avance sa cause auprès de la postérité, en homme qui a traversé trop d’épreuves et vu trop de révolutions pour prendre au grand sérieux la rigidité des formules et l’infaillibilité des credos politiques. Son indifférence était moindre en matière religieuse. Elevé, comme la plupart de ceux de sa génération, à l’école de J.-J. Rousseau, de ses lectures philosophiques il avait au moins conservé, à défaut de croyance à des dogmes précis, un déisme sincère et l’espérance d’une vie future. C’est ce qu’affirme éloquemment ce passage d’une lettre adressée à une chère et ancienne amie[1] : « Je ne suis pas dévot, mais il suffit de sentir son âme, et d’en connaître de sensibles et d’élevées comme la vôtre, pour avoir la ferme conviction qu’il existe une Intelligence suprême qui s’occupe de nous, et dont le spectacle favori est apparemment la lutte de la vertu contre le malheur... Je ne connais rien de plus fol que les hommes qui aiment la gloire, c’est-à-dire qui vivent pour l’avenir, et qui cependant veulent croire que tout meurt avec eux. »

Ces pensées le soutinrent au cours de ses dernières années, qu’attristèrent des deuils de famille, dont le plus cruel fut la mort de sa compagne incomparable[2]. Coup sur coup, tombaient également les compagnons de sa jeunesse, les assidus de son salon. « Que fais-je ici ? dira-t-il tristement à l’un des survivans. Depuis deux ans, vingt-deux de mes amis m’ont quitté pour jamais. N’est-il pas temps de les rejoindre ? » Sa suprême joie fut l’accueil fait par ses confrères à la candidature académique du plus jeune de ses fils, le brillant narrateur de la campagne de Russie. Le vote eut lieu le 28 mars 1830 ; le candidat, seul au logis, attendait les nouvelles ; il vit entrer son père, qui lui tendait les bras : «Viens, criait-il, que j’embrasse mon confrère, nommé à l’unanimité, et le premier académicien devenu le collègue de son père ! » Trois mois plus tard, dans son discours de réception, Philippe rendait un pieux hommage à celui qui, déclarait-il, « fut à la fois mon maître, mon modèle, de qui je reçus plusieurs vies, qui créa tout en moi... En me nommant, messieurs, je le sens avec une double reconnaissance, c’est lui, lui surtout, que votre tendre et unanime affection vient de proclamer une seconde fois votre confrère. »

  1. Lettres à Mme de X... Archives de famille.
  2. La comtesse de Ségur mourut le 6 mars 1828.