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comtesse de Passeran. Elle ne tenait à rien, ni à personne en Piémont ; c’était une Française, fille d’un sieur de La Villardière, gouverneur de Château-Dauphin. Le hasard l’avait mariée, mal mariée, au comte de Passeran. Ce Passeran, parent lointain de Mme de Saint-Sébastien, était un fou, un athée. Pour se soustraire aux foudres de la Sainte Inquisition, il avait planté là sa femme, « à gré le vent, » au lendemain de son mariage, et s’était sauvé en Hollande.

Mme de Saint-Sébastien avait intéressé Blondel[1], alors ministre de France à Turin, au sort de la pauvrette ; Blondel l’avait, à son tour, recommandée au Roi et obtenu pour elle, je ne sais comment, une pension de deux mille écus à toucher sur les biens confisqués de son mari.

C’est dire que la jeune femme, du reste fort jolie, se trouvait toute à la dévotion du Roi, de Mme de Saint-Sébastien, et aussi de Blondel, avec qui, depuis l’heureuse intervention de l’aimable ministre, elle était du dernier bien. A peine donc fut-elle grosse de l’extravagante nouvelle, qu’elle courut en accoucher chez lui.

Blondel, homme d’esprit s’il en fut, de beaucoup d’agrément, connaissait la Cour et la ville. Successivement ministre en Autriche, en Hanovre, en Espagne, mêlé ainsi aux grandes affaires depuis longtemps, il y avait acquis le nez du monde le plus fin.

Le Roi, qui n’avait pu acheter Blondel comme tel autre de ses prédécesseurs, le tenait de ce fait en si particulière amitié qu’il le tutoyait, et permettait à sa bonne noblesse piémontaise de manger les dîners de l’ambassade de France et d’assister aux fêtes qui s’y donnaient, faveur inouïe à Turin, où les ministres étrangers, de par une ordonnance rendue au lendemain d’Utrecht, vivaient en quarantaine, sauf pendant les saintes semaines de Noël et de Pâques.

Blondel s’estimait donc bien renseigné ; aussi crut-il à une plaisanterie de la comtesse de Passeran quand, après le dîner où elle l’avait fort intrigué, sa jolie amie lui annonça en coup de foudre que le Roi épousait Mme de Saint-Sébastien. Abasourdi, Blondel demeura stupide, puis nia, puis douta, et ne fut

  1. Louis-Augustin Blondel, né le 26 octobre 1696, fils de messire François Blondel, seigneur de Vaucresson, et de Jeanne-Marie Morin, gentilhomme ordinaire de la maison du Roi, conseiller d’État, mort en 1760.