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quand vous vous servirez de ce don-là. Je vois d’avance mon Guillaume ; j’aperçois la formule que j’aurai à trouver sur son compte : l’art oratoire au service de la finesse et de la grâce d’esprit. » « La formule que j’aurai à trouver… : » elle l’était déjà, et Taine, suivant son habitude, anticipait l’expérience.

L’Essai sur Tite-Live fut définitivement adopté et couronné par l’Académie au mois de mai 1855. À cette date, l’Histoire de la littérature anglaise était déjà sur le chantier. L’origine du livre est fort curieuse. Très absorbé alors par des recherches de psychophysiologie, et d’autre part, très désireux, pour vivre et pour se faire connaître, d’écrire pour le grand public, le jeune écrivain avait songé à tout concilier en composant un livre de psychologie sur Shakspeare, l’un de ses poètes favoris. « Si Hachette accepte mon livre sur Shakspeare, écrivait-il à son ami Edouard de Suckau, je m’enfoncerai dans ces questions-là… C’est une recherche nouvelle qui pourrait s’appeler ainsi : Étude sur les causes principales des passions innées, sur leurs liaisons, et sur leurs incompatibilités. » Il semble bien que l’idée de transformer cette étude particulière en une vaste étude d’ensemble soit venue de l’habile et perspicace éditeur auquel on devait déjà le Voyage aux Pyrénées et les Philosophes classiques. Taine accepta la proposition, et se mit sur-le-champ à l’œuvre. Il la poursuivit durant de longues années, à travers d’autres menus travaux de critique et bien des misères de santé. Mais il s’impatientait souvent de ne pouvoir, dans ce sujet d’histoire littéraire, philosopher comme il l’entendait : « J’ai fait, je crois, une sottise, disait-il un jour, en prenant cette Histoire de la littérature anglaise. Le chemin est trop long pour arriver à la philosophie. C’est prendre par Strasbourg pour aller à Versailles. » Mais il n’oubliait pourtant pas son dessein primitif, qu’il définissait un peu plus tard en ces termes d’une juste et heureuse précision : « Mon idée principale était celle-ci : écrire les généralités et les particulariser par les grands hommes, laisser le fretin. Le but était d’arriver à une définition de l’esprit anglais. » Aussi les menus détails de l’érudition critique rebutaient-ils son impatience de généralisation : « J’hésite à faire cette Histoire de la littérature anglaise, confiait-il, assez près du terme, à son ami Edouard de Suckau : ce sera trop long ; il faudra entrer dans des jugemens sur de trop petits personnages. Les idées générales sont dans les grands hommes, et l’on n’a qu’à les répéter, quand on rencontre