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chez nous, où il n’y a plus de classes, où les châtelains, s’ils sont riches, ne font le plus souvent que passer quelques semaines chaque automne, dans leurs domaines, deux ou trois mois au plus, à la saison des chasses et, s’ils sont pauvres, ou détachés du monde, y vivent confinés, mécontens, inutiles, suspects à leur voisinage bourgeois ou populaire. Le manoir n’est pas un lieu de passage : on y demeure ; il est le port d’attache de la famille, la résidence de son chef, le centre de son autorité et de son action. Partout ailleurs, celui-ci se sent dépaysé, et sa personnalité s’efface ou se dissout. Là, elle se ramasse et s’affirme. « Un jour, sir Willoughby, de la manière tranquille qui était la sienne, l’informa qu’il était devenu un hobereau, un gentilhomme campagnard. Il avait déserté Londres, qu’il abominait comme un cimetière des individualités. Il entendait vivre dans ses propriétés[1]. » La maison a toujours des hôtes, car chacun a ses invités, et le maître, comme un patricien romain, a sa clientèle. Avec sir Willoughby, à Patterne Hall, vivent ses deux tantes, les ladies Eléonore et Isabelle, son cousin Vernon Whitford et le jeune Crossjay, un petit parent pauvre qu’il élève, sans compter les invités de passage que nous voyons tour à tour ou ensemble : le docteur Middleton, sa fille Clara, le colonel de Craye. Le premier chapitre de Richard Feverel nous présente les hôtes de Raynham Abbey. Le baronnet a recueilli sa sœur, sa nièce, un de ses frères, son oncle, deux neveux. Le maître et seigneur a sa petite cour.

Mais chacun garde sa vie ; et nous retrouvons ici l’individualisme dans les mœurs. Garçons et filles reçoivent leurs amis, sont reçus chez eux. Les intrigues se nouent et se dénouent à l’insu des parens ou sans qu’ils y prennent garde. Dans Sandra Belloni, le jeune officier Wilfrid Pole, en congé de convalescence après une blessure reçue dans l’Inde, quitte la maison paternelle au petit jour sans prévenir personne. « Le départ imprévu de celui-ci étonnait quelque peu ses sœurs, mais cette surprise ne dura guère. Au bout d’une quinzaine, elles reçurent de lui une lettre datée de Stornley, où l’avait emmené, disait-il, le frère de lady Charlotte… » Quant au père, notable commerçant de la Cité, il est assez occupé de ses affaires et sans doute il ne pense pas plus à demander des explications qu’on n’a l’idée de

  1. The Egoist, ch. IV.