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est surtout vrai de l’art du romancier. Si le poète[1] peut s’inspirer de la signification des choses autant que de leur beauté, et si la conception qu’il s’en fait n’est pas moins puissante que leur réalité même à lui dicter ses vers ; s’il peut y avoir, par conséquent, une poésie des idées dont un Alfred de Vigny, un Sully Prudhomme, par instant un Leconte de Lisle, Mme Ackermann dans quelques-uns de ses vers, nous ont donné d’émouvans exemples, on ne voit guère comment une œuvre dont l’essence est de reproduire la vie réelle, ou d’en créer une imitation, pourrait sans fausser cette représentation, sans la simplifier et l’immobiliser, c’est-à-dire sans manquer son but, la subordonner aux exigences de la dialectique et de la raison raisonnante. La matière du roman doit rester complexe, ondoyante et diverse. Mais il est bien permis au romancier d’arrêter nos regards sur tel ou tel aspect de la réalité, d’avoir et de laisser voir ses opinions, ses préférences, ses sympathies. Il a bien le droit de penser et de sentir ; et nous avons bien le droit de chercher dans son œuvre ses pensées et ses sentimens. Si nous sommes en présence d’un véritable romancier, il faudra les dégager d’une richesse et d’une variété qu’il n’a pas ramenées à leur mesure, et qui de toutes parts les déborde, les envahit, comme une végétation naturelle et vivante. C’est le cas de M. Georges Meredith. Il n’a pas écrit des « romans à thèse, » et dans ceux mêmes où domine manifestement quelque grande idée, la vie mêle au thème principal sa diversité, sa richesse ; les personnages restent concrets, individuels, chacun avec le mélange de bien et de mal dont ne sait pas s’accommoder le parti pris des systèmes. L’esprit de M. Meredith se maintient au centre même de la vie : il promène en tous sens un regard qui en embrasse les manifestations les plus diverses ; il les voit, il les rend avec leur vérité, leur originalité distincte. C’est par là qu’il est un romancier. Libre à nous maintenant de l’appeler philosophe quand il les compare, les estime et les juge !

  1. N’oublions pas ici que M. Meredith est un poète, un des grands poètes de l’Angleterre contemporaine, — surtout un poète, va-t-on jusqu’à dire quelquefois, non sans paradoxe. La production du poète s’est déroulée parallèlement à celle du romancier et se prolonge après elle. Le premier volume de Poèmes est de 1851 ; le dernier, A Reading of Life, with Other Poems, de 1901, tandis que le dernier roman, The Amazing Marriage, date de 1895. — La poésie de M. Meredith nous donne l’expression la plus directe et la plus complète de sa pensée ou, si l’on veut, de sa « philosophie. »