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L’abbé se tut et fit bien. Comme il s’en allait, la marquise de Spigno entrait. Le rare de l’affaire, c’est qu’elle ne soupçonnait rien de la cruelle désillusion qui la guettait si proche de son triomphe.

Fort tard le même soir, le Roi faisait appeler son fils, aussi ignorant que la marquise de ce qui devait se passer le lendemain. La scène entre eux n’eut rien de tendre et fut toute politique. Le Roi recommanda à son successeur de ne pas imiter son cousin Louis XV qui ne vivait qu’entouré de flatteurs et de cabales. Il lui peignit ensuite les gens qu’il avait lui-même utilement employés et, chose étrange, — qui prouve combien le plus clairvoyant est souvent aveugle, — Victor-Amédée ne recommanda à Charles-Emmanuel qu’un seul homme, ce marquis d’Orméa dont il était question tout à l’heure et qui, après s’être fait à Rome le complice de son astucieuse politique, allait en revenir pour ne plus être que son implacable persécuteur.

Le 3 septembre 1730, on voyait tous les carrosses de gala que comptait Turin s’acheminer à la file vers Rivoli ; les princes du sang, les chevaliers de l’Annonciade, les ministres, les généraux, les premiers présidens, l’archevêque, avaient reçu, la veille, l’ordre fort inattendu de s’y trouver à trois heures.

Les commentaires cheminèrent sans doute encore plus vite que les carrosses, ce jour-là, sur la route poudreuse qui relie Turin à la merveilleuse demeure où Charles-Emmanuel Ier avait jadis, sans compter, prodigué les portiques et les colonnades. D’immenses terrasses s’y étageaient, reliant le château à la rivière de Doire.

Partout des balustres, des miroirs d’eau. Partout, à l’extérieur du palais, des revêtemens de marbres ; partout, à l’intérieur, dans les salles immenses, des fresques représentant les hauts faits de Savoie. C’était Amédée V devant Rhodes ; c’était le comte Vert créant l’ordre du Collier ; c’était Amédée VIII, enfin, tiare en tête et en vêtemens pontificaux ! Qui sait si Victor-Amédée n’échangea pas, en arrivant à Rivoli, un regard d’intelligence avec le grand ancêtre qui, lui aussi, avait abdiqué ?

Comme trois heures sonnaient, le Roi entrait, sans plus de parure qu’à l’ordinaire, simplement suivi de Carlin, dans les grands salons où l’attendaient, comme on disait alors, « les plus principaux. » Il marcha jusqu’au milieu de la pièce, se couvrit et, sans préambule, déclara qu’il abdiquait en faveur de son fils, le prince de Piémont.