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arrêtée chez elle, confrontée avec le cadavre, interrogée sept heures durant ; enfin, mourante de fièvre et d’émotion, emprisonnée. Ce fut une rude nuit. Mais, dès le lendemain, une lettre de cachet, obtenue par son frère, l’arrachait provisoirement aux rigueurs du Châtelet et la transférait à la Bastille. Elle y entra le 12 avril, presque en même temps que Voltaire : « Nous étions comme Pyrame et Thisbé, écrivait celui-ci un mois plus tard ; il n’y avait qu’un mur qui nous séparait, mais nous ne nous baisions pas par la fente de la cloison. » Elle reçut à la Bastille comme dans son salon tous ses parens et amis, restés fidèles. Les ecclésiastiques furent particulièrement assidus à ces réconfortantes visites. Tout cela se remuait et intriguait à la Cour avec l’aide des jésuites pour restituer au Grand-Conseil la connaissance de l’affaire. Ils l’obtinrent ; et le 3 juillet, rendant son arrêt définitif, le Grand-Conseil « condamnait la mémoire de Charles-Joseph de La Frenaye à perpétuité, et son libelle qualifié de testament à être lacéré ; déchargeait Claudine-Alexandrine Guérin de Tencin de l’accusation intentée contre elle, et lui permettait de faire imprimer et afficher le présent arrêt. » Il fut au coin de toutes les rues.

Mme de Tencin, acquittée, mais à demi morte, ne ressuscita pas sur le coup. Les eaux de Passy calmèrent un peu ses nerfs surmenés. A peine convalescente, accompagnée de son frère, elle partit en Dauphiné cacher leur victoire et chercher l’oubli. Il fut lent à venir. Le scandale, énorme, avait durant six mois alimenté les conversations parisiennes ; on en avait parlé jusqu’à Londres. Le verdict du Grand-Conseil fit peut-être plus de bruit encore que l’arrestation par le Châtelet. On cria à l’acquittement par ordre. Après avoir lu les pièces du procès, « l’innocence » de Mme de Tencin apparaît évidente. Le coup eût d’ailleurs été trop grossier et trop naïf pour cette femme habile. Mais l’hypothèse de l’assassinat satisfaisait davantage l’imagination toujours simpliste du public ; et le président Bouhier traduisait le sentiment général, quand il écrivait à son ami Mathieu Marais le 22 juillet 1726 : « Il est difficile que la lessive du Grand-Conseil n’ait laissé quelque tache à la dame de Tencin que toutes les eaux de Passy n’effaceront point. »